14h02. Un bruit colossal qui fige.

14h02. Un bruit colossal qui fige, une sourde et puissante déflagration. En suraigu prolongé, des sons métalliques, débris d’aigus. De la fumée, des flammes. Un flottement, presque une harmonie dans le chaos qui prend tout autour et dans mes pensées stupéfaites. Il me semble d’abord que le wagon a explosé. Surgit des ombres, un théâtre d’horreur dont je ne distingue rien. Presque immédiatement je pense “attentat”, c’est malgré moi le premier mot qui vient dans ma tête. J’évalue les risques, tous mes sens en état d’alerte. “Il y a un homme qui brûle!” hurle une femme hagarde qui remonte la voie 26 en courant vers le quai.

Au dessus du TGV Est un homme est aplati sur le dos, sa jambe se déplie et se replie dans un rythme macabre en lutte avec le feu. Une vision cauchemardesque sur fond de lignes géométriques et de câbles courbés. “Mon Dieu!”“Mon Dieu!”… Je ne suis pas la seule à prier sur ce quai, à côté du relay de la porte St Martin. A quelques mètres de moi un Africain en costume récite à voix haute un Je vous salue Marie dans un chapelet de mots saccadés.

Mouvements dans tous les sens, appels au secours qui fusent. Prostrée, je visualise les bidons d’eau bénite dans ma bagnole. Lourde connerie! J’entends :“des couvertures!” J’y vais, je fonce. De la fumée épaisse, le corps dans les flammes tente vainement de s’extirper du champ mortel de la caténaire. Il se retourne sur lui-même, rampant dans ce funeste décor. Odeur de ferraille et de chair brûlées. Les hommes en bleu de la SNCF me font barrage. Il me disent que le sauvetage s’effectue de l’autre côté mais j’entends pas de sirènes.

Je passe quand même. Je remonte le flot des voyageurs du TGV Nancy Paris Est qui vient de s’arrêter sur la voie d’à côté; j’ai argumenté que je viens chercher ma mère. Certains sont sans voix, d’autres parlent fort. Des jeunes gens passent en riant. Ils me bousculent avec le mot “carbonisé”; leur rire obscène, cathartique… Je pense à l’homme qui brûle. Il est là-haut, à notre niveau quelques mètres, en ce moment-même. Je pense “cynisme” et “apocalypse”. Les mots se mélangent dans ma tête comme pour condenser en un fragment de seconde toute la condition humaine.

Maman n’a rien vu, elle était en milieu du train, la voici. Commence alors une autre marche de l’enfer: je n’envisage plus d’éteindre la torche vivante cependant que je rebrousse chemin, préoccupée d’accueillir ma mère, cherchant déjà à lui épargner le traumatisme qui catalyse mes perceptions. Plus exactement je m’entends lui faire un récit décousu de la scène, et je me vois simultanément abandonner mon élan pour sauver le malheureux, au profit de mon petit confort bourgeois. Impossible de distinguer au passage s’il est encore là-haut sur le toit du wagon. A quai, j’entends enfin une sirène. Une autre, mais nous sommes déjà dans le taxi. Je n’ai plus de jambes, mais les sons, et les images…

Et les questions, nourries d’un irrépressible sentiment de culpabilité. Qui est-il? D’où vient-il? Pourquoi j’étais là? Il m’a vue m’avancer seule vers lui avec mon turban bleu sur la tête. Il m’a confondue avec sa mère ou sa sœur…ou la Vierge Marie?! Pourquoi tous ces militaires? Combien de temps s’est-il passé avant l’arrivée des secours? Pourquoi le train de Nancy s’est-il arrêté avant d’entrer en gare, quelques minutes avant l’explosion? Et sa famille? Est-ce qu’il est mort?

C’EST L’EXODE. ILS FUIENT LEUR PAYS EN GUERRE POUR UN MONDE PARANOÏAQUE ET GUERRIER.

Dès lors et jusqu’à la nuit, aucune autre pensée n’imprimera mon cerveau. Il me faut comprendre. Revenir en arrière. J’avais dix minutes d’avance. 13H50, Gare de l’Est, ce 7 septembre je viens pour accueillir ma mère en provenance des Vosges par le TGV Est, voie 27. J’étais groggy: 800 km de route avalée la veille du fin fond des Hautes Pyrénées jusqu’à Paname avec mon dalon d’infortune, ponctuée par une nuit courte dans un quartier d’Aubervilliers,. J’ai dormi à l’arrière de ma caisse, sous la lumière blafarde d’un lampadaire, entre une mosquée et un temple protestant. Très tôt le matin-même, une course burlesque entre station de carburant et métro-bagages jusqu’à la gare Montparnasse, arrosée d’un bruyant passage au Petit Sommelier fait de retrouvailles inattendues, juste avant d’expédier mon camarade à l’Ouest, tout au bout du Finistère, dans sa nouvelle ville d’adoption. Lessivée, j’arrive au bout du quai et j’observe à l’horloge ferroviaire mes quelques minutes d’avance. Une double rangée de militaires barre l’immense porte de la gare de l’Est à son extrême droite, côté canal Saint Martin.

En me trainant un peu plus haut vers la première chaise de bistrot, taciturne, je songe: “un avant-goût du climat urbain: nos cités ultra-policées, les militaires sont dans la rue”. Et je me prépare à accueillir pour le mieux ma mère: elle vient visiter son petit-fils, étudiant programmeur à l’école 42 qui propose un enseignement pour le moins révolutionnaire. Celui-ci travaille jusqu’à 12 heures par jour, mais de nuit, en geek créatif et noctambule. Autrement dit, on va se croiser: nos petits-déj seront ses dîners et vice-versa!

Toutes mes préoccupations se sont envolées depuis l’accident. L’homme est peut-être en vie tandis que j’affronte les souvenirs à Montmartre – l’art en mouvements, un flamboiement révolu, recyclé en commerce de bimbeloteries et d’artisanat vintage - trébuchant dans mes hypothèses et parfois sur des touristes cosmopolites enfiévrés d’exotisme. Moult détails me reviennent, un à un. Mais celui-ci a toute son importance: les militaires étaient-ils encore là quand je suis revenue sur place, une minute exactement avant l’heure du train? J’hésite. Quelque chose a changé entre 13H50 et 14H02. Mais quoi? C’est la lumière! Oui, la scène est nettement plus lumineuse! Et il y a comme des choses invisibles qui se meuvent, d’étranges bruissements, il y a des mouvements diffus dans l’atmosphère qui se colore d’une urgence impalpable. Je me souviens parfaitement de saisir alors quelque chose que je ne comprends pas, quelquechose qui m’échappe et dont je suis dubitativement témoin…

Non, les militaires n’encadraient plus la porte, elle est complétement dégagée, c’est ça qui avait changé! J’arpente les escaliers du Sacré-cœur, maman poursuit sans infléchir son rythme l’ascension des 222 marches du haut de ses soixante-quatorze ans. Je revis toute la scène qui passe à la moulinette de mon cerveau en ébullition, et sans aucune nouvelle des médias, j’élabore des hypothèses. Probablement réfugié, il fuyait. Son sort m’importe plus que tout.

14H02 c’est l’heure pile d’arrivée du train de ma mère. Je m’avance alors entre les voies 26 et 27, les toutes dernières, au bout de la gare de l’Est. Le TGV que j’attends sur ma droite est annoncé “à l’heure” en lettres vertes clignotantes, et pourtant il n’est pas là. J’arpente le quai sur quelques mètres: pas de train en vue. (Devant le baiser de Gustav Klimt, Judith et Holopherne sérigraphiés sur des photophores et des coupes de champagne: où se trouve le centre des grands brûlés? J’apprendrai le soir avec soulagement qu’il est situé près de la gare ferroviaire, dans le 10ème arrondissement).

De retour en pensée sur le quai, près du Relay, je regarde à ma gauche ce train en partance pour Strasbourg, le TGV Est voie 26 dont je viens de longer les deux derniers wagons, ce jeudi 07 septembre. Puis j’observe les hommes en bleu très affairés qui manœuvrent un chariot à l’avant du quai clairsemé. Le train démarre. Il s’engage lentement sur la voie, fait quelques mètres: trente, quarante? Comme moi les agents le regardent partir…

PAS DE TICKET

Il s’est bel et bien passé quelque chose d’indéfinissable, juste avant l’accident. Les militaires à ses trousses? Mais là, à 14h02, que s’est-il passé? Trou de mémoire. En buvant mon café noisette, en haut de la butte Montmartre, me revient subitement dans les oreilles le sifflement assez long et désagréable du train, un crissement continu: ce sont les freins du train qui finit par s’ immobiliser à moins d’une encâblure de son point de départ… Puis un sifflement, il siffle, mais oui! Il siffle en discontinu! Aussitôt, dès la reprise du second sifflement, les agents de quai s’agitent, ils s’activent en une fraction de seconde: c’était donc le signal de détresse en morse! Et c’est l’explosion. Un vacarme qui secoue les tripes. La fumée, les flammes, un homme qui brûle au dessus du wagon. Le champ électrique. Les secours.

Deux jours plus tard, de retour au même endroit, j’interroge le chef de quai. Je flaire le discours officiel à la prudence qu’il m’oppose de prime abord.

--“J’étais là, vous comprenez, je l’ai vu brûler sous mes yeux”.

Il baisse sa garde, deviendra presque loquace. On a partagé la même aventure en somme.

–“Oui c’était un migrant. Il n’avait pas de ticket.”

J’encaisse l’équation morbide sans moufter.

–“Il a contourné les rails en faisant une boucle et il est monté par l’autre côté. Ça a fait un arc avec 25000 volts en courant alternatif. Brûlures au quatrième degré en interne… Il est vivant, oui, mais qu’est-ce que vous croyez?… vivre? comme ça?”

Impossible d’en savoir plus, le discours se referme net quand j’aborde la question de la double-rangée de militaires qui avait disparu du champ de vision.

Le jeune Afghan de 23 ans n’a pas été “propulsé sur le quai “ contrairement aux sources de l’Agence France Presse. Il brûlait sur le toit du wagon. Et il se cramponnait à sa survie.

Transporté par le SAMU à l’hôpital Saint-Louis avec un pronostic vital “très engagé”, j’ai su la semaine suivante qu’il avait survécu. Le centre des brûlés me l’a confirmé par téléphone: “On peut dire qu’il va bien. Son état est stable”. “Les visites ne sont autorisées que pour la famille”.

article du Parisien paru dans l’édition du soir le 07/09/2017