2. L’étincelle inter-générationnelle sous un parasélène.

Boomer, X, Y et Z: quatre générations en présence avec la lune en éclaireuse et des ailes dans le dos pour des amoureux de l’art : en provenance de Vittel, Bussang, Ramonchamp, St Dié, Épinal, Mirecourt, dix personnes se sont réunies à la dernière pleine lune chez Cunégonde, mues par une joie prémonitoire indéfinissable.

Un salon coloré par les œuvres d’Ada Valakia, plasticienne Vittelloise autodidacte, née à Craiova en Roumanie, qui présente des bustes de femmes à relief mixant collage, peinture et objets hétéroclites. Des seins protubérants comme ceux-ci recouverts d’un bavoir à langues de vipère où se répandent des perles de broderie bleues- celles que les brodeuses de nos villages utilisaient pour le brio des maisons parisiennes et américaines de haute – couture, leurs robes destinées aux danseuses du Moulin Rouge faisant rêver les petites filles. Des portraits d’habitués du bar le 130 où l’artiste prend son café du matin côtoient malicieusement les Sélénites. Dans son atelier le 1049, Ada prépare une exposition d’art textile prévue en février 2021.

Mais un salon à dominante littéraire, et pour cause ! Arrivé de Bussang du haut de ses 77 ans, le dramaturge Vincent Decombis allait partager le prologue de sa dernière pièce « Le bal de toute une vie » donnée au Tholy et à Blanchemer : un chœur des énergies de la nature et de la terre, peuplé de mineurs et de fées ! L’auteur puise dans la vraie vie son inspiration pour décrire le machisme maltraitant, et il met en scène la revanche d’une femme qui se fait sorcière. Le sujet revient en force dans la société contemporaine, et il met en perspective le sort malheureux qui fut réservé en d’autres temps à ces dames extraordinaires. Vincent, qui s’est entretenu avec Jean Giono, loge aux portes du célèbre Théâtre du Peuple fondé en 1895 par Maurice Pottecher, avec sa scène ouverte sur les sapins des Hautes-Vosges. Il y joua en off (une formule hélas disparue) « Le Peuple du Théâtre » en 1995 et « Le mystère d’Alda ou les Fleurs de soumission » en 2001. Prix François Mattenet en 1966, il incarne une vie passée à porter haut les couleurs du théâtre amateur.

Le festin de Lettres n’allait pas s’en tenir là. L’organisateur des Rencontres Littéraires et Artistiques dans la cité des Luthiers s’offre une escapade au village de la Cunégonde. Jean-Régis Valot fête son anniversaire, juste avant de filer à Langres aux fameuses Rencontres Philosophiques, avec leur Forum Diderot, dans la ville du penseur où il est né. Le prof de philo fait son entrée sous des vocalises en forme d’ovation pour le créateur du prix Alcibiade, un prix du Récit Philosophique et de l’Imaginaire destiné à de jeunes candidats. S’ensuit un drame aux cuisines. La tourte alsacienne qu’il avait concocté la veille, en noctambule insomniaque et en double exemplaire, fut pour l’amphitryon l’occasion de jouer sa performance de la soirée : Cunégonde actionna dans son élan le mode pyrolyse qui verrouilla les portes du four, et le délice au foie gras tout juste enfourné carbonisa sous le regard médusé des Sélénites!

Puis un dialogue inattendu s’établit en plein milieu du salon, chuchoté à l’endroit d’un vieux mur de ferme, abattu treize lunes plus tôt. L’un des sélénites est un médium radiesthésiste à très haute fréquence vibratoire. Le vin de pays gouleyant opérait un passage à double-sens vers l’au- delà, entre une sirène et son amoureux au trépas.

Depuis la pierre d’eau, jaillit un chant d’incantation tout spontané. Ada l’amazone s’émerveille de la lune, apparue dans un ciel dégagé comme par enchantement. Quelques heures plus tôt des trombes de pluie fendaient encore un ciel obscur. Dehors un feu de bois vacillant résiste à l’humidité de l’automne, et des patates cuisent doucement dans la braise. Un immense halo lunaire entoure l’astre de mystère. Le parasélène se produit lorsque la lune est assez basse sur l’horizon, quand l’atmosphère est chargée de cristaux de glace, logés dans les nuages de haute altitude. Mais nulle science pour expliquer la poésie !

Enfin tous à table, le bon vivant Maître Dupont Verlémort entonna son cantique au latin approximatif pour bénir le banquet. Après quelques coups de fourchette, un jeune couple sonne à la porte. Voici Amel, dont le beau prénom s’inspire du Coran pour évoquer l’espoir, et William de l’un de ses nombreux pseudonymes pour échapper aux renseignements généraux (les termes germaniques wil et helm signifiant respectivement “volonté” et « casque »). Ils arrivent de La Courgette. C’est le squat spinalien qui dans son coming-out vient de déposer ses statuts en ligne. Depuis plus d’un an un collectif exprime dans ce lieu de vie alternatif une grande diversité culturelle : groupes de parole pour femmes, ateliers d’écriture, permaculture, réparation de vélo, récupération de nourriture invendue et distribution gratuite de repas, soirées cinéma, rencontres artistiques… Et Inch’ Allah! Longue vie à l’expérience similaire qui a lieu à Saint-Dié.

Une rixe politique en bout de table, entre générations Y et Z, fit d’emblée ressurgir l’opposition légendaire entre marxistes-léninistes et anarchistes. Elle se cristallisa sans issue, vite ensevelie par les flots. Les poèmes déclamés offrent une belle variété de nuances. L’un des auteurs manie pensée réflexive et joies de l’absurde: Christophe Philippe et son Almanach d’Eté, pur produit du confinement. “Les pêcheurs de l’île d’Yeu” prennent part à la table: un poème de feue Gishlaine Pfaff, artiste mirecurtienne mise à l’honneur par son fils Robin Pfaff qui en fait une lecture émouvante, avant de partager délicatement quelques créations personnelles comme cet Éloge du Loup fleurant les Fables de La Fontaine. Changement de ton avec le lyrisme d’un romantisme exacerbé de Christophe Colin, son thé berbère, sa « Radio des Idéaux » tout juste lancée sur Facebook, ses 400 poèmes en déshérence, écrits en Égypte à la fin du dernier millénaire.

Soutenus par des percussions ou quelques notes de guitare, facilités par l’intercession du dieu Bacchus, les vers se partageaient en tour de table avec aisance et petit trac. Sauf pour le flibustier Œil de Faucon la Mauve Hémoglobine : sommé d’oser son rythme au tambour, à moitié mort de honte et encouragé par son ami d’enfance, il releva dignement le défi avant de se carapater sous la table. Vint « l’eau à la bouche », la nouvelle fantastique lue au crépitement des flammes qui dansaient dans l’âtre, par son auteur Jean Valjean Du Greslot fait Chevalier de Taste Tourte: entre évanescence impalpable et palpitations du réel, la magie de l’histoire bien écrite et bien contée ! Autour de minuit la belle Ada demandait timidement à la Cunégonde si elle aimait les câlins, laquelle presque sur les genoux lui tomba dans les bras.

Était-ce la pression basse ? Les reflets sur terre d’une mer de tranquillité versaient sur les convives une atmosphère douce et joyeuse qui enveloppa toute la soirée. Dehors, l’astre des Sélénites ramenait à l’intériorité, peut-être à quelque intime prière. D’où venait-elle, que lui demander, comment nos ancêtres préhistoriques l’appréhendaient ? Dionysos De Profundis envoya son poème à Séléné dans une tirade émue quand le son tellurique d’un didgeridoo monta vers la lune.

Hildegarde la Gaude et Amous

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