1. La déconfiture, flippe et flop ?

Une chose est sûre. Ce salon décalé se réclamant pompeusement des Arts et des Lettres, pleine lune et pleine cambrousse, s’est bel et bien tenu ce 02 septembre quelque part sur le Plateau Lorrain, en Plaine des Vosges. An 1er du confinement, et conformément au calendrier lunaire, la prochaine sélénite se tiendrait donc le 1er octobre, promettant des feuilles de vignes pour souligner les agapes.

A dix heures du matin l’hôtesse de ces bois s’effrayait à l’idée de ne recevoir chez elle que des mâles impudents. Son annonce sur facebook, le réseau social des boomers, fanfaronnait l’objectif assumé “que l’inspiration coule à flot et que les hommes dansent nus sur les tables ! ». Le seul et l’unique, l’écrivain-poète autoproclamé des Vosges qui revenait de s’estourbir dans la Capitale afin d’oublier la nullité de ses pair·e·s, en resta coi, la langue de travers.

« Nus peut-être, mais masqués » commentait doctement le médecin généraliste la plus courue du terroir, sous le poste alarmant de la Cunégonde de Jeûnecourt-sur-Fumier. A midi totale déroute, presque tous les convives se décommandaient. A quatorze heures le premier des salons sélénites menaçait de virer en de sages bacchanales versus soirée – filles des plus banales. La parité n‘est pas un genre facile, les rapprochements déconfinés non plus. Au cent coups Cunégonde tenta de nouvelles invitations. Sur les conseils d’une âme-mie elle revisita son annonce : « les températures s’étant rafraîchies, la partie finale est reportée à des dates plus clémentes ». Puis troisièmement elle se vautra dans des explications de texte par messages privés pour tenter d’alléger la farce - le sieur Robin de la Chopine de Mériville-sur-Madon l’ayant prévenue qu’il refuserait de finir nu comme un ver sur une table, même ivre mort à l’aube.

Une plume dans son village aux cent vingt âmes, croisée la veille dans la Ruelle des Loups et conviée derechef au banquet, gagea d’offrir en lecture quelques vers extatiques de Maurice Scève, extraits de « Délie objet de plus haute vertu », parut en 1544 à Lyon : soit le premier recueil de poèmes amoureux qui fût publié en France à la manière de Pétrarque. Mais au matin des Sélénites, le principal de collège à la retraite se confondait en excuses dignes d’un écolier surpris dans les buissons. Affronter un public le plongeait dans l’angoisse, cela même dans le plus reculé des trous du cul du monde. Dans son tourment il s’inquiétât de savoir combien de temps la lune mettrait pour revenir en son entier.

Le voisin de palier d’une époque révolue ravissant le Tout-Nancy de l’avant-garde artistique, Petrus Parisianus, chantre intellectuel aux rêves saturniens dont la seule et pieuse ambition consistait à réenchanter le monde des pauvres gens, annonça brièvement par texto un agenda de rentrée. (Effectivement il avait du pain sur planche). La plasticienne LGBT Franc Volo proclamait tout doucement qu’il existait un Dieu pour les fêtards. Patience et longueur de lunes seraient de mise pour songer à traverser tout un département – lui qui revenait tout droit de la mort, fauché par une rupture d’anévrisme en plein vernissage de son expo au Royal Royal de Nancy, dans son centre-ville aux masques obligatoires. L’artiste illustre la couverture d’«Une caravane attachée à une Ford Taunus », un roman de Pierre Stival à haut potentiel poétique, paru aux éditions Cactus Inébranlable. Cet auteur « bouscule les règles du genre » (selon la chronique de Françoise Lison) avec un « texte de très haut niveau littéraire » (Denis Billanboz).

Deux villages plus loin, passablement remis d’une cuisante veste électorale et frénétiquement occupé à rédiger trois ouvrages à la fois, Dom Perlin de Sonchar et de Lune en Vièle se terrait dans un silence de scribe.

Hors de page, le preux chevalier Marcus Kundalinius de la Source Vive en Saône s’arrêta net sur la ligne de partage des Eaux, dans la Vôge pittoresque. Soudain pris d’une jubilation toute épistolaire, il envoya son pli électronique à la Cunégonde en ces termes : « Tu voudrais me déshabiller, et tu m’invites à une fête scabreuse où les hommes doivent se retrouver nus à danser sur les tables ? Je crains qu’il ne me pousse des sabots aux pieds et des cornes de bouc sur le crâne. J’hésite donc un peu, en tant que silène potentiel, à me rendre pour l’heure à ta fête sélénite. D’autant plus s’il m’est impossible de cacher certains attributs que l’on prête toujours fort agissant à ce genre de faune des banquets nocturnes. Pardonne-moi mais tout cela excite ma curiosité, alors je conserve cette idée de me laisser inviter à une pleine lune au milieu de garous, sorcières, ankus et autres trolls. »

Prompte à relever tous les défis créatifs, la Montbéliarde callipyge Soccolis de Sybaloo qui sillonnait plantureusement l’hexagone au volant de son VV en écrivant « le code de ma route »– une Belle dormant depuis vingt-cinq lunes dans son camion-maison-nomade emplit de gris-gris colorés pour insuffler le monde d’après – dut reporter à plus tard sa traversée désormais rituelle des Monts Faucilles.

Sieur Tienne Haribo de Mange-Tout, tout occupé à révolutionner la tonalité de la presse locale, se résigna sagement à laisser prendre la sauce sélénienne pour se concentrer sur l’imminente arrivée du premier Ministre dans la Cité du Chat Botté. Quant au danseur chorégraphe contemporain Amon Bey, le très sexy New-Yorkais confiné dans les Vosges depuis plus de cent vingt lunes, mais crédité d’une nouvelle dimension internationale avec sa récente performance boréale au pôle Nord, il ne répondit que d’un pouce à Cunégonde.

Vu la tournure des évènements, la gueuse retourna sur son mur des lamentations virtuelles, hélant le comte Michou Petit Beurre des Lyres et de Lu, un psychiatre renommé sur la Place des Vosges : bien qu’alléché par la proposition, il finit par déclarer forfait.

A vingt heures sous les lampions de son salon sensé crever l’invisible plafond de verre, réconcilier Nature et Culture, rats des villes et rats des champs – un salon sélénite pour bâtir des ponts entre femen et phallocrates, évangiles et saints versets coraniques, traditionalisme et post-modernité… Cunégonde entrait en résistance au nom de toutes les annulations de spectacle vivant qui ricochaient sans pitié sur la culture déconfite… Elle dansait toute en chœur avec Abba sur sa play-list de ménopausée décomplexée, porte et fenêtre grandes ouvertes. C’était l’an premier du confinement planétaire – lequel ne dérangeât que l’espèce humaine.

La première des Sélénites chez Cunégonde : j’adore les nichons

Coup d’envoi des agapes littéraires et artistiques au village de Cunégonde, qui ressortait dégoupillée du confinement, bien décidée à crever l’invisible plafond de verre et à rapprocher les survivants: juste avant le lever de lune à l’aube de septembre, deux Belles au bois réveillées firent subrepticement leur entrée.

Posant le pied au sol, Marie-Jeanne Ornella Dubédeau huma les étoiles, en phase expansive tonitruante : lancée sur l’orbite fête de la fin du monde, elle promettait l’art de l’imprévu. Lili des Lys en Smirnoff, toute en délicatesse, semblait sortir d’un film de Rhomer. Dans son panier en osier cette pépite : un recueil de poèmes de Maciej Rembarz. Et des haïkus : avec son prince et cette forme exigeante de poésie japonaise, quinze ans plus tôt elle avait remporté un premier prix de poésie organisé par la médiathèque de Mirecourt.

Sur la table monastère une corbeille de fruits remplie de masques sous cellophane. Des flyers aux couleurs des prochains marchés bio des paysans d’Épinal, et du marché du terroir à la Halle Parpignan de Mattaincourt. Au mur l’affiche anarchiste d’un « food not bombs » mensuel au kiosque à musique de la Préfecture des Vosges: de quoi manger, pas des bombes ! Comme ailleurs sur la planète, chaque premier dimanche du mois, de jeunes Romarimontains font le tour d’une montagne de nourriture invendue et gaspillée pour la redistribuer, savoureusement cuisinée, en suscitant des échanges citoyens fraternels et salutaires, dans une République à l’agonie.

Les deux Belles se déchaussent illico de leurs embrouilles de filles au son des tambours magiques qui se mettent à chanter dans la nuit sélène. Des clapsticks traditionnels, un shaker en forme d’œuf, une paire de congas et quelques pas de danse… toutes néophytes qu’elles soient, voilà qu’elles s’embarquent dans un bœuf inattendu. « J’adore les nichons » : Marie-Jeanne entonne en toute improvisation le slam inaugural de la soirée, hésitant, mais foncièrement cocasse et libérateur.

« Liberté, liberté chérie, tu perds ta chemise »

Dans un rebond de conscience politique, en ce jour d’ouverture du procès pour les attentats contre Charlie Hebdo, un poème est déclamé : « la Charlésienne », hommage ému à la Marianne vacillante, ressuscitant l’éphémère cortège du «7 janvier Quelques jours après, Quel beau défilé! Je suis Charlie - Oui, mais… ! Le jour de gloire Est au parloir Déjà se fissure La belle figure De la laïcité (…) Cyberattaque et crack ! La fronde retombe Sur les pavés d’hier Où tous marchèrent : Humanistes tristes, Pacifiques et fiers, Juifs et Musulmans, Chrétiens, Bouddhistes, Culs-bénis, non croyants, Intégristes, fachos racistes Et politiques opportunistes (…)»

Depuis la fenêtre sur la pierre d’eau, un majestueux lever de lune derrière les grands chênes précipite les convives sur la terrasse. Il motive alors quelques timides vocalises dédiées à l’astre féminin dans toute la plénitude de son mystère. Au même instant à quelques encâblures, arrêté en chemin par de rocailleux imprévus, Robin de la Chopine de Miréville sur Madon avait oublié le banquet dont il s’était régalé d’avance les babines. Le lendemain matin il allait retrouver subitement la mémoire en plongeant la main dans sa poche : défroissant le beau poème de sa feue maman, Grand Prix d’un Printemps des Poètes, il s’enquerra derechef de la date des prochaines Sélénites, jurant à sa dame Cunégonde d’y danser nu sur la table.

L’art culinaire n’était pas en reste. Pesto d’herbes sauvages aux noisettes fraîches, quiche lorraine - la - vraie - sans - emmental, décoction d’orties pour fouetter les sangs faibles, gaspacho du jardin, lentilles réunionnaises et son rougail tomates aux piments zoizeau, mirabelles fraîches, sirop de sureau maison… la ripaille à l’auberge espagnole aguichait les papilles et « le Rendez-vous des Acolytes » déliait les langues : le vin de producteur, de belle robe au corps charpenté, mena rondement la comparaison pratique entre seins libres et seins aux balconnets ampliformes, deux tendances antinomiques qui se montraient sous les meilleurs auspices. Le soutien-gorge oui ou non : les Belles au Bois Réveillées s’en expliquaient presque à corps et à cris dans un théâtre enchanté.

Un jeune homme au charisme olympien rompit les joyeusetés féminines du salon des Arts et des Lettres qui fatalement partait en vrille. Le geek déconfinait de son antre, poussé par la faim. Attrapé au vol avant d’atteindre le buffet, il fut question de son voyage initiatique à la rencontre de sa famille dans l’Australie des peuples Premiers, relaté dans la nouvelle Uluru Full Moon. Et du Guide du Voyageur Galactique, cette référence pour les accros du numérique : c’est l’œuvre de science-fiction humoristique et multidisciplinaire de l’écrivain britannique Douglas Adams. Ainsi « La Question du Sens De La Vie, De l’Univers Et De Tout Ce Qui Est » trouvait sa réponse dans le chiffre 42. Et c’est le nom d’une récente grande école du numérique à la pédagogie révolutionnaire : l’école 42. L’étudiant programmeur Octave de l’Envers au Bois Sanglant n’avait pas échappé complètement à la soirée de sa mère un tantinet orchidoclaste, pour ne pas dire casse-couilles.

Pleine lune à son apogée, vers minuit la folie s’invita sans prévenir dans les conversations. « La folie ! » : le mot flamba comme une torche. Par chance c’était l’un des thèmes favoris de l’hôtesse qui fit tous les efforts du monde pour ne pas sortir du sillon, harmonisant les échanges doctes et passionnés, leurs étincelles tonitruantes et désordonnées, quand une flambée rassurante dans l’âtre annonçait les tonalités douces de l’automne. De l’hystérie à l’utérus, de la querelle entre psychanalyse et psychologie cognitivo-comportementale, de Freud le père à Lacan le phare, son nœud borroméen, sa forclusion du nom… de Dieu !? De l’importance de se dire pour battre en brèche les théories sans âme : le sujet ne manqua ni de verbe ni de verbosité.

Près du feu, un poète attend silencieusement son heure au fond du panier. C’est l’homme qui marche de côté : Maciej Rembarz. Le Polonais né en 1950 s’est glissé dans la peau de Stanislawa Przybyszewska dont il ressuscite la flamme à travers ses poèmes… « La tuberculose, la morphine et la malnutrition ont été reconnues comme étant les causes de sa mort. Mais Stanisława Przybyszewska aurait certainement pu être plus justement diagnostiquée comme la femme qui est morte de Robespierre » indique l’autrice britannique Hilary Mantel, dans la London Review of Books. L’écrivaine polonaise, artiste et féministe du début du XXème, a perdu la vie à 33 ans dans la plus grande solitude. Dramaturge socialiste, l’auteure de « L’affaire Danton » et de « Thermidor » vouait une passion anachronique pour Robespierre et entretenait une relation pour ainsi dire anachronique et forcément platonique avec son idole. Avec érotisme et sensualité, Rembarz, lui aussi dramaturge, s’intéresse a cette fascination de Stanislawa pour le révolutionnaire français, guillotiné plus d’un siècle avant qu’elle ne soit née…

Durant près de cinq heures, pas une alerte, pas une notification, pas un poste ne vint troubler la cérémonie sélène qui déclara pour la légende les deux convives du premier Salon des Arts et des Lettres, Lili des Lys en Smirnoff et Marie-Jeanne Ornella Dubédeau, «Dames pionnières des Sélénites » au village de Cunédonde de Jeûnecourt-sur-Fumier.

Hildegarde la Gaude et Amous

Lune suivante