Du néant à la lettre

Franck, de son nom d’emprunt, est un homme de 47 ans souffrant de troubles bipolaires de type 1, diagnostiqués suite à une tentative de suicide à la sortie de l’adolescence. Sa dernière hospitalisation à la demande d’un tiers fait suite à une décompensation psychotique surgie lors d’un épisode maniaque, caractérisé par un « délire organisé ». A la suite de cet évènement, il a traversé une longue période de dépression dont il sort difficilement, dans l’attente de sa stabilisation. Sa médication est modulée au regard du dernier accident, avec les observations attentives de son médecin psychiatre. État apathique, totale perte de confiance en ses capacités cognitives.

Franck ne peut plus écrire. Il se présente comme totalement déconnecté de ses « capacités cognitives » – une expression qui revient souvent dans son discours, et qui le ramène à son « échec universitaire » quand, très jeune et brillant enseignant-chercheur, il s’effondra psychiquement lors de la soutenance de sa thèse en psychologie sociale. Franck estime que des laboratoires de recherche ont fleuri dans le sillage de ses travaux pour le célèbre chercheur qui fut son directeur de thèse.

Pour l’heure, il s’agit de reprendre contact avec le réel, l’administration, répondre à un mail, et c’est impossible pour lui d’aligner des mots dans une phrase, de les faire tenir dans un contexte, et qu’ils soient bien présentés.

Je réponds par l’hypothèse de quelques séances d’art thérapie, envisageable dès l’apparition d’une amélioration de son état psychologique. On s’accorde alors sur trois séances d’une heure, réparties sur trois semaines, avec possibilité de les annuler si la dépression revient en force. Enfin je pose un cadre (choix du médium, matériaux, temps, objectif, prix des séances) en insistant sur la possibilité à tout moment de mettre fin aux séances par les deux parties.

Le premier dispositif créatif dont nous avons convenu ensemble (avec utilisation de la main non dominante) est d’emblée mis en échec: le client sort adroitement du cadre. Il propose d’abord une nouvelle consigne, discute le temps, élabore dans une certaine agitation un discours théorique sur l’art thérapie… puis tente d’inverser les rôles en me servant copie blanche et en m’imposant des consignes. Je mets fin à la séance sans la lui faire payer: j’ai échoué. Je propose donc d’interrompre notre contrat, en laissant la possibilité de reproduire l’expérience une semaine plus tard.

Deuxième dispositif créatif, le patient est plus détendu. Cette fois il intègre aussitôt l’aspect ludique de l’atelier qu’il investit avec concentration. A partir d’un mot choisi, d’autres mots, dans une production non linéaire, en spirale, qui s’approche de l’écriture automatique. Des fils de couleurs différentes pour tracer les chemins encourus sur le fil de l’écriture, puis relier des mots plus significatifs pour lui, faire apparaître les ramifications opérées par la pensée, mots reliés entre eux puis sur plusieurs étages, plusieurs fils de couleur et enfin, élaboration d’un texte personnel: François écrit. A la fin de la séance, le patient s’en va avec sa production, un texte qu’il ne me fait pas lire. Il se dit content car il n’a pas écrit depuis longtemps. « Jamais je n’aurais pensé pouvoir écrire de nouveau. »

Troisième dispositif créatif, il me laisse un poème.

Entre le deuxième et le troisième dispositif, Franck a envoyé son email.