7. Pleins feux sur la rampe

Cunégonde envoya sa missive d’invitation en trois pages d’un imbuvable courriel. Passablement fatiguée par les délires emphatiques de sa chroniqueuse, par de nouvelles insomnies conjuguées à son taux de dopamine qui passait le seuil de la zone de turbulence, et par les derniers évènements qui réveillèrent le dimanche précédent la culture en la ville d’Epinal, elle dût s’y reprendre en trois envois successifs pour compléter son courrier avec les liens indispensables. Comble d’aberration, une heure avant la rituelle mise en orbite sélénite, son invité d’honneur lui demandait l’adresse du serveur: dans le publipostage sensé raccoler tous les Sélénites engagés jusque là plus ou moins volontairement dans son Salon des Arts et des Lettres, Cunégonde l’avait tout bonnement oublié!

Jeûnecourt-sur-Fumier, le 25 février de l’an 2 de l’ère covidienne, deux jours avant Pleine Lune

Mes cher.e.s Sélénites,

De près ou de loin, sous les lampions du salon de Cunégonde où l’art culinaire n’est jamais en reste, dans les chroniques allumées d’Hildegarde ou par l’opération pixelisée de Saint ChipSet, jongleur au jeu de puces implémentées de virtualité, avec le coup de pouce musclé du geek Octave de l’Envers au Bois Sanglant… il était une fois par mois dans un temps vérolé de confinement, dé-confinement, reconfinement, sous couvert de couvre-feu à durée indéterminée, nous nous sommes appropriés dans la Lune la liberté qui nous est confisquée sur Terre, avec un état d’urgence sanitaire instauré en France depuis le printemps Covidien, soit le 24 mars 2020, prolongé puis renouvelé par mesure de sécurité non sociale. En effet, « face à la deuxième vague épidémique, un second état d’urgence sanitaire a été mis en place depuis le 17 octobre 2020, déclaré par un décret du 14 octobre 2020. Il avait été prolongé une première fois jusqu’au 16 février 2021 par la loi du 14 novembre 2020. Cette fois, c’est la loi de ce 15 février 2021 qui autorise son prolongement. Les mesures prises dans ce cadre prennent fin dès l’issue de l’état d’urgencesanitaire. Cependant, la loi permet également de déclarer ànouveau l’état d’urgence d’ici le 31 décembre 2021 (au lieu du 1er avril 2021initialement) si la situation le rendait nécessaire. » (extrait de service public.fr)

Nous avons vécu cette alchimie créatrice de transformer nos larmes de sel en une sorte de joie éthérique providentielle, sortie de nulle part ailleurs que de nos tripes. Nous avons senti le vent de la révolte souffler à nos joues enjouées malgré tout, nous n’avons pas cédé à l’envie de nous plaindre, nous nous sommes accrochés à la barre d’un possible autrement qui fait la nique à l’inadmissible.

Vous avez plus ou moins investi votre personnage, comme un masque de clown trivial surajouté à la mascarade générale de ce drame socio-culturel et individuel où nous sommes embarqué·e·s malgré nous, un loup d’entourloupes jouant à saute-moutons dans un jeu de société déréglée sous un ciel obscurément vide – quand la Culture fut déclarée non essentielle. Et à moins d’avoir vous-même choisi votre nom d’emprunt, dans la veine d’une dithyrambe des plus alambiquées, au parfum de précieuse ridicule dont s’asperge copieusement votre hôte avant la rituelle mise en orbite lunaire, vous avez assumé l’absurdité d’un sobriquet dont vous aura affublé cette redoutable chroniqueuse Hildegarde: dites-vous bien que sa plume acerbe trempe à la délicieuse frustration de poète aussi maudite qu’inédite, qui de surcroît claironne ostentatoirement qu’un jour son éditeur viendra, fusse-t-elle sous terre à manger les pissenlits par la racine, refusant de son vivant d’adresser un quelconque manuscrit à qui que ce soit, histoire d’interroger la littérature dans ses poncifs les plus éculés. Pire, elle va jusqu’à publier sur son site internet, faisant fi de toute notion de propriété intellectuelle, dans un genre de copyleft passablement gauchiste anarcho-communiste, permettant la reproduction et l’utilisation à l’envi de sa prose à tiroirs multiples voire secrets, incompréhensible ou farfelue-parfois si torride qu’un analyste tropical, à l’époque d’une longue errance ultramarine, la qualifia de pornographique- utiliser sa prose est donc tout-à-fait légal, à la seule obligation de respecter l’identité de son autrice, et de partager son œuvre dans les mêmes conditions de partage et d’attribution.

Si cette garce d’écrivaine vous a blessé dans votre chair ou dans votre âme, munissez-vous donc d’un matelas pour adoucir sa chute mais n’hésitez pas à molester, ou plutôt admonester cette paranoïaque sur son fil defunambule, oscillant entre le feu sacré d’une irrépressible et sporadique inspiration, le désir inextinguible d’un duel mortel à mains nues avec Michel Houellebecq, qu’elle fantasme encore d’expédier avant son dernier souffle au confessionnal de sa paroisse, et l’anéantissement qui lui fait frôler la mort psychique, tout au long de sa quête de petites vérités-lucioles, dans l’avènement machiavélique de l’ère de la Post-Vérité : confiscation des Lumières, extinction des réverbères à réflexion, fin violente d’un héritage culturel qui laisse la plupart de nos contemporain·e·s en proie aux ombres trompeuses et aux faux-prophètes de tout acabit, tarissant l’imagination trépassée par un réel plus sordide que toute fiction romanesque ou scientifique, de bien des écrivain·e·s contemporain·e·s déplumé·e·s sans ancre, clapotant misérablement à vau-l’eau, entre rivage et grand large.

Écrire n’importe quoi, c’est donc titrer «j’adore les nichons», au grand dam de la mère d’Hildegarde, la Marquise Marie-Jacqueline de la Muloterie-sur-Madon, dont les manières victoriennes ne sauraient valider de telles inepties- quand des sueurs froides obligèrent à la censure le SieurTienne Haribo de Mange-Tout, qui dût se résigner à couper les nichons d’Hildegarde. Le jeune journaliste qui énerve dès le matin la presse quotidienne du département des Vosges osait publier La Gaude et Amous en page Lorraine, rubrique «Culture». La sympathie désarmante de Tienne Haribo, sa pugnacité à l’ouvrage, son sens du politique aiguillonné de droite à gauche et de gauche à droite comme une boussole à l’approche du triangle des Bermudes, surajoutés au ton désespérément lisse et aseptisé du journalisme ambiant, doublèrent en quelques mois le nombre des ventes en kiosque de l’hebdomadaire vosgien dans la Cité du Chat Botté- un canard qui s’incarnait comme la danseuse assumée du BTL (le Bernard Tapie Local, un prof reconverti en homme d’affaires à la tête de nombreux magasins, mais sans casseroles aux fesses ni casier judiciaire, si tant est que l’oxymore soit permis). Avec une réputation de feuille de chou prenant l’eau depuis des lustres, le col-vert éclusait jusqu’à 100 000 euros de déficit stagnant, et Hildegarde toute fauchée qu’elle était n’avait pas réclamé à la comptabilité ses accointances à trois centimes d’euros la ligne.

Fort heureusement pour nos sens en déroute privés d’érotisme, le slam improvisé « J’adore les Nichons » de Marie-Jeanne Ornella du Bédeau, première dame des Sélénites avec Lili des Lys en Smirnoff, fit réapparaître comme des boutons d’or les seins libres et menus de Jane Birkin, fleuron de  l’année 69, jaillissant comme des pépites juvéniles à la une du blog de l’Union des Écrits-Vains Vosgiens, qui frisait les 20 000 vues. Oui mais non, pas 20 000 vues par jour mais depuis sa création, quelques années plus tôt! Et son administrateur de 77 ans, Dionysos de Profundis, en plein délire libidineux, tâtait d’un vent de liberté aussi confondant qu’improbable. Oui, écrire n’importe quoi de chez Que Porte le Nain : sans être un genre facile, l’absurde résonnait comme un signe des Temps. Sur -réalistement, Maître Dupont Verlémort en savait quelque chose, puisqu’il faisait de l’écriture son dada, poussant le bouchon de la sacro-sainte créativité sélène jusqu’à produire du texte en temps réel au cours du Salon Sélénite!

Cependant, lune après lune, n’importe quoi sortait de la bouche de docteurs en ceci ou cela, des scientifiques affublés de dizaines de spécialisations ès Trucs et Muches, de sérieux journalistes convertis en gratte-papiers démago-vendeurs chez France-Soir, le quotidien parisien qui caracolait dans la publication régulière de vraies fausses nouvelles pour affrioler de nouveaux lecteurs: ainsi ces médecins retraités qui bénissaient l’usage des fake-news dans le dernier pseudo-reportage en forme de thriller sociopathologique Hold-Up, pour leur miraculeux pouvoir de donner des yeux aux aveugles et des oreilles aux sourds, une parole aux muets, et une conscience aux inconscients, au temps venu de la fin des rotatives, de la fin de la libre-pensée et de la fin de la presse écrite (au temps invisible du renouveau viscéral de l’Alpha et de l’Oméga surgissant d’un immortel Phoenix cosmologique). Et n’importe quoi se répandait plus vite que n’importe quelle malsaine, délétère et puante rumeur : le virus était donc une sordide assassine création de laboratoire destinée à occire 90 pour 100 de pauvres Terrien·ne·s afin que les dix pour cent de survivant·e·s, d’obédience forcément juive, se partagent sur la Tora les richesses du monde, et cætera- autant de pseudos-vérités démontrées par des biais cognitifs indiscutables qui s’avalaient comme des couleuvres reptiliennes et passaient «comme une lettre à la poste»- si toutefois l’expression n’était pas fatalement obsolète- les Lettres étant mortes autant que les courriers parfumés aux enveloppes à décacheter, et La Poste privatisée se convertissait, mercantile, à la vente de téléphones portables et de permis de conduire plutôt que de timbres de collection- si toutefois « une lettre à la Poste » pouvait s’accommoder de ce genre suranné seyant particulièrement à cette paysanne de Cunégonde: nourrie à la bibliothèque rose et aux biberons de lait de vache en poudre, la quinquagénaire se rêvait encore en Cendrillon dans un château de Séville, en forme de vieille ferme agricole où voisinent en hiver de vraies vaches à viande, quelque-part sur le Plateau Lorrain, se prenant pour une madame de Sévigné sur la Place des Vosges à Paname, rue du haut de la mouise à Jeûnecourt-sur-Fumier- végétarienne option végane du 21ème siècle.

Je remercie à l’infini les belles âmes qui m’ont renvoyé du retour critique constructif, avec leurs attentes, leurs observations, leurs encouragements et même cette volée de bois vert pour avoir privé d’invitation une accro à la Lune en deux doses consécutives de Sélénites, dans mon souci de renouveler les convives du Banquet littéraire et artistique, et surtout pour court-circuiter la Miviludes, qui en rajoute à la surveillance discrète de Vatican 2 . Il s’agissait de prévenir tout dérapage incontrôlé chez cette rescapée psychotique, miraculée de la folie par l’opération du Saint-Esprit grâce au Sacrement des malades en l’Église Catholique, qui depuis septembre en l’an premier du confinement se rendait l’organisatrice de fêtes étranges aux pleines lunes sorcières- et bien-sûr il fallait prémunir la société française contre toute probable dérive sectaire.

Au regard incrédule de son œuvre, Cunégonde à la veille de la septième édition du Salon des Sélénites voulut comme Dieu se reposer. Que Nenni, la Lune réconciliant Nature et Culture revenait inexorablement pleine pour marquer de sa face en entier le temps Sélène. L’intergalactique engin pétaradant ne pouvait point s’arrêter, faisant enfler le désir (– ah « Le Désir !!! » c’est justement le thème dont s’affublera cette année le Printemps des Poètes!!! Le Désir sans les Ailes !!! Comme un Avion Charlélie Haute-Couture, de la Hot-Culture en guerre contre le Président, dans son imparable lettre à Macron) … oui l’engin faisait s’enfler le désir et la joie palpable du voyage: quand le grand véhicule bouddhique à téléportation chimérique s’apprêtait à embarquer de nouveaux terriens sélénites, personne ne souhaita prendre la place de l’hôte, vaguement dépassée par le succès de sa dernière lubie d’entre deux confinements.

Il faudrait donc un temps pour les Sélénites, un Temps de Grâce pour œuvrer ensemble et collégialement aux commandes spatiales. Et pourquoi pas, créer un syndicat de Sélénites et quelques ministères dédiés. Former un copilote en cas de coup de Trafalgar. L’utopie anarchiste foutait son camp. Au secours Louise Michel, fille de l’Est! Faudrait-il s’organiser… Prévoir… Annoncer… Monter un programme… Bâtir des pyramides de Maslow? Oublier le sens de l’improvisation, le débraillé de l’imprévu, le joyeux bricolage de l’amateurisme passionné? Choisir des thèmes…???

Il s’agissait pour l’instant d’accueillir dans la formule Pleine Lune un nouveau passager, un Sélénite metteur en scène au Collectif «parce-qu’on est là», venu de la planète Mont-Blanc dans le Rhône Alpes, à la frontière Suisse-Romande, non loin de l’Italie… et revenu de l’Enfer sur Terre via la planète post-apocalyptique Tchernobyl.

A la lumière lunaire de la dernière Sélénite qui dura trois heures et demie, il fallut fuir à tout jambon un zoom castrateur interrompant régulièrement les Sélénites renvoyés en salle d’attente, afin d’inciter l’amphitryon à passer en mode professionnel avec abonnement payant : Cunégonde comme tous les rats des villes et rats des champs cultivait l’art de la gratuité absolue, du don, des offrandes, du troc et des beaux échanges de toc, zirconium, strass, poèmes et pépites artistiques qui nourrissent son salon. Elle s’enquit donc auprès de son fils du meilleur outil qu’utilise couramment la jeunesse internaute. Discord…! Il faudrait aussi brider la durée du Salon Sélénite si l’on ne voulait point risquer la disparition de l’animatrice avant l’extinction des lampes de rues de son village. Une formule ouverte permettrait aux plus insomniaques des noctambules de poursuivre toute la nuit Sélénite, quand l’hôte irait s’affaler comme ourdie par un litre de mirabelle mise en bouteille trente ans plus tôt à 62 degrés. C’était aussi pour permettre aux éventuel.le.s auditrices et auditeur·s de la radio associative Gué Mozot d’écouter l’émission des Sélénites sans sombrer dans la nuit des Temps au bout de trois heures d’invraisemblable écoute, à concurrencer les regrettées nuits magnétiques de France Culture et les fumeux débats chez Michel Polac!

A tout bientôt mes cher.e.s Sélénites, en cette septième édition je vous invite toutes et tous, tous les Sélénites depuis la première édition du Salon des Arts et des Lettres, même ceux qui n’ont jamais directement participé mais qui sont dans les Chroniques d’Hildegarde, ainsi la plasticienne Franc Volot, le prétendant aux éditions Gallimard Charles Henry Dubuisson, le très sexy danseur chorégraphe New-Yorkais Amon Bey, le dernier des romantiques Petrus Parisianus, le peintre iconoclaste Francky di Lago De Lugano, le chevalier de Taste Coquillettes et du Jambon Dom Perlin de Sonchar et de Lune en Vièle, le sieur journaliste Tienne Haribo de Mange-Tout (Hildegarde tu vas te faire virer sans solde), le Baron Tartempion Lerouge de La Commune et puis des femmes, beaucoup de nichons, artistes, créatrices, la poétesse intuitive Made Moselle Ange, la plasticienne Ada l’Amazone, Tac’lapointe à la yourte et son Playel de Suisse, la Baronne de la Tronche en Biais, ses petites percussions, sa voix d’opérette et son boa de plumes noires de jeais, Edouarde Trosalie de La Sainte Courgette, femmes implémenteuses de parité, tous les sélénites en pixel ou en chair et en os condamné·e·s à dormir en tas au salon de la Cunégonde- et nous verrons bien jusqu’où le clair de la Lune cette fois-ci nous emmènera.

Votre hôte et serviteuse, … jusqu’à la Lune ! … et Retour !!!**

Cunégonde

Dionysos de Profondis arrosait ses 78 printemps depuis le 1er février pour mieux faciliter son entrée multidimensionnelle dans l’ère du Verseau. Arrivé chez son compère Maître Dupont Verlémort avant le couvre-feu, le voilà pris de panique à quelques heures de l’ouverture du salon, s’évertuant sur son clavier de téléphone à prouver à ChipSet qu’il n’était pas un robot, afin d’entrer sur la nouvelle plate-forme de lancement. Il galérait à décrire ce qu’il voyait dans des carrés, camions et bateaux pour créer un compte, et la discorde bien nommée lui donnait de la fièvre et des doutes. Pire, il craignait que l’exercice mît en fuite tous les invités de Cunégonde. Pestant contre cette obligation supplémentaire de devoir en passer par ces ridicules jeux pour élèves de maternelle supérieure qui semblaient le prendre pour un idiot, il perdait un précieux temps sélène pour dramaturgie lambrusquée et autre poème de la nuit. Et la lune montait, claire et inspirante. A ce train-là il lui faudrait bientôt scanner tous ses papiers d’identité et brandir sa puce électronique implantée de force à son front rebelle vers une caméra de reconnaissance faciale, avec son numéro de matricule qui démarrait par la lettre B, comme boomer, dans cette invraisemblable société liberticide qui faisait passer Orson Welles pour un rigolo d’euphémiste. La réalité avait dépassé la fiction, et les humains se sentaient pris au piège du mondialisme néo-libéral sans possibilité d’en découdre concrètement- à moins de se péter la ruche et de s’estourbir dans les paradis artificiels.

Pleins feux sur la rampe: Bruno Boussagol, veillé par le Mont-Blanc aux portes de la Suisse et de l’Italie fait son entrée piloté par Octave de L’Envers au Bois Sanglant. Le metteur en scène underground à la barbe véritable annonce un spectacle original prévu les 25 et 26 avril prochain, ouvert à toutes les voix féminines du monde entier : la lecture internationale en temps réel du prologue au texte puissant et poignant, hautement sensible, de l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, prix Nobel de Littérature en 2015 pour son livre : « La supplication : chronique du monde après l’apocalypse ». Il suffit pour chaque lectrice de monter le spectacle, n’importe où, dans son salon pour les Sélénites où la pleine lune s’avancera spécialement d’un jour, dans une friche industrielle, une chapelle, un café… et d’inscrire le spectacle sur la page dédiée : https://april26appeal.noblogs.org/ Cette performance a été magistralement réalisée dans les Vosges à Darnieulles et en de multiples endroits du monde, par la comédienne Nathalie Vannereau. Et Brio La Déboussole balade son auditoire: de l’occupation de l’Odéon en mai 68 à la création de spectacles de “théâtre invisible”, où la Folle de Chaillot trimballe en fauteuil roulant son invalide de mari en le maltraitant sans ambage parmi des passants tantôt indifférents tantôt scandalisés et interventionnistes… de la Commedia Dell’ Arte, avec son sens de l’improvisation et sa vocation politique, à son engagement brechtien qui l’amène à travailler avec des malades mentaux, des prisonniers… l’outsider de la mise en scène n’a pas d’états d’âme. Sans croire un instant à la décentralisation, il ne s’inquiète pas de concurrence, se dit toujours là où il doit se trouver, fut-ce à Tchernobyl, dans la ville post-apocalyptique qui modifie à tout jamais le rapport des humains à leur monde, ou au Guatemala lors des contre-commémorations de la prétendue “découverte de l’Amérique en 1492”: c’est “Quiché Achi”, un spectacle écrit et joué par 30 Indiens de Chichicastenango, auto-produit en OFF-OFF à Montfavet, à 2km des remparts d’ Avignon, sur une scène de 350 mètres carrés au sol! Mais quand il relate son montage en 1994 des premiers poèmes en alexandrins de Houellebecq, les yeux de Cunégonde s’exhorbitent. En vain elle essaie de lui extorquer l’adresse de cet intouchable maudit qu’elle espère empailler dans son salon- il ne l’a pas!

Dionysos de Profundis est en joie. Le théâtre c’est sa vie. Le dramaturge y va du Théâtre du Peuple, où il a joué deux de ses pièces en off, quand cette formule était encore au goût du jour, bien avant qu’il ne se fasse virer du conseil d’administration pour tapage intempestif. Il évoque la mémoire de son créateur Maurice Pottecher. A Bussang dernièrement,180 personnes ont postulé pour prendre la direction de ce théâtre d’excellence, et selon la formule, “ce n’est pas parce qu’on s’appelle Théâtre du Peuple qu’on se doit de faire du théâtre amateur”. Félicie sort de son écoute attentive, d’où jaillissent parfois des interrogations métaphysiques. Son grand rêve c’est de partir en camping-car, aller jusqu’à Paris et jouer les talentueuses pièces de Vincent Decombis. Son Secundino voudrait la ramener sur terre, il vilipende l’argent, moteur des professionnels. Mais enfin, gagner sa vie avec son art, c’est bien ce qui définit un artiste professionnel. Arrivent quelques poèmes et une création radioactive in situ, quand Christophe Philippe livre à son public un texte inspiré.

Une escapade cinématographique est proposée jusqu’au centre rouge dans un désert australien des Territoires du Nord, avec dans la pleine lune l’apparition mythique d’Alan Dargin, décédé treize ans plus tôt le 24 février 2008 à 40 ans. (Le père de Madison Rose et de Youva, en plus d’être un musicien pionnier décrit comme “le Jimi Hendrix du didgeridoo” par The Australian, était aussi un fameux acteur, qui très jeune performa au côté de Nicole Kidman dans une série télé, puis avec le commandant Cousteau dans un reportage où il communique musicalement avec les baleines.) Dans ce film culte de 1994, plaidoyer génial pour la communauté gay, on embarque pour un road trip avec des drag queens de Sydney jusqu’à Alice Springs, en terre raciste et homophobe, puis à Darwin l’internationale, dans un camping-car rose bonbon nommé Priscillia Queen of the Desert. Et là, les puristes académicien.ne.s affûtent leur sagaie pour honnir les affreux anglicismes d’un texte qui en rajoute à une écriture inclusive pour mieux tuer la langue française! On aura vraiment tout lu!

Octave de l’Envers au Bois Sanglant révélera plus tard les dessous de son nom de soirées sélénites. Pour l’instant le super geek fait des efforts considérables pour camoufler sa consternation devant pareil analphabétisme informatique. Il supervise le bon déroulement du salon virtuel en évitant toute discordance, et les efforts chaotiques des anciens, nés au temps du téléphone filaire à cadran, sont tout-à-fait louables. C’est le moment de présenter rapidement la licence créative commons, son attribution dans les mêmes conditions de partage, pour relativiser la notion de propriété intellectuelle qui réduit considérablement la libre circulation de la culture, souvent au détriment-même de l’auteur.

Le Salon s’illumine aussi de ce dimanche phare à Epinal où 350 marcheurs ont déposé des fleurs aux portes fermées des lieux d’art désertés pour cause de culture non essentielle. Une marche dominicale colorée, spectaculaire, musicale, initiée un mois plus tôt par quelques copains anarchistes, comme une bouffée d’hélium pour quantité d’artistes et d’acteurs culturels vosgiens, qui promet de faire boule de neige dans tout l’Hexagone. Depuis la Forêt Noire, Aurore du Champ du Roi conte la rigueur éprouvée en Allemagne, où les forces de l’ordre sont sur le qui-vive et les restrictions semblables à celles qui paralysent la France. Elle va recevoir la traduction allemande du prologue au texte de Svetlana Alexievitch, pour en proposer autour d’elle des lectures. Et qui sait, peut-être engager quelques marches fleuries dominicales aux portes fermées des lieux de culture.

Hildegarde la Gaude et Amous

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