16. Magiques Sélénites à la fet’ kaf

Les Sélénites, bateau ivre, risquaient-t-elles de basculer dans l’invisible ouragan sociétal qui soufflait sur le pays ? Les présidentielles s’annoncaient dans un contexte inouï, au climat délétère et plus violent que jamais. Déjà, des militants de SOS racisme se faisaient rouer de coups dans un meeting du candidat Zézette le masculiniste. Caricature de la pensée politique aussi méchante que l’époque, le journaleux polémiste, épouvantail fétiche du macronisme, donnait des sueurs froides à toutes les droites, aux extrêmes-droites et à toutes les gauches éparpillées. Au large vers le nord, sept femmes, trois jeunes gens et dix-sept hommes venaient de mourir d’épuisement et d’hypothermie dans la mer à moins cinq degrés, énième drame migratoire. Noyés dans la Manche cimetière pour aller de Calais vers l’Angleterre promise par des chacals de passeurs. Et les tentes des victimes du réchauffement climatique étaient régulièrement lacérées de nuit par des CRS à titre d’opération de police.

Quant aux Hexagonaux, ils souffraient de division grave entre eux, entre amis et jusque dans leur foyer, à cause du gouvernement, du covid et de ses interminables variants qui déferlaient sur le monde tout comme ses milliards de rumeurs adjacentes… à cause d’une gestion désastreuse de la crise sanitaire. D’état d’urgence en régime transitoire, ses libertés individuelles se rétrécissaient en peau de chagrin, à l’insu des peureux et des nantis de passe-droits. L’intolérance allaient très bon train, de part et d’autre. De quoi plomber les derniers libertaires, les plus artistes, les poètes. Et pourtant plus que jamais se ressentait le besoin de fraternité, jusqu’à la liesse. Une orgie de gentillesse. Des petits trésors d’absurdité cathartique, d’improvisation, de projets pour faire face. Pour la première fois aux Sélénites, juste avant l’atelier d’écriture créative servi dans l’après-midi au salon, le passe sanitaire et l’obligation vaccinale étaient tombés comme une seule bombe, mais sans faire de dégâts. Les mots devenaient tranchants comme des sabres, ils érigeaient des murs au lieu d’ouvrir des portes. Comme sur la toile, dans les algorithmes de l’intelligence artificielle, sur de petites vidéos virales propagées par messagerie instantannée, des étoiles jaunes volaient comme des roquettes. Les idées ne pouvaient pas circuler sans risquer un clivage net: un mur d’incommunicabilité. Mais tout de même, il y avait la sensation fugace que la Lune éclaire les uns et les autres, vaccinés ou non.

Zeitun Bloome arrive en baugeotte de fruits et légumes de saison. Apéro cocktail extraordinaire à l’extracteur de jus pour booster l’immunité sélénite. Cette fois l’amphytrion remet l’île de La Réunion dans les assiettes. Calou, pilon, épices appropriés: impossible d’oublier cette île volcanique au large des côtes malgaches, dans l’océan Indien, où Cunégonde avait vécu comme en exil une dizaine d’années. Partie avec un reliquat d’assedics dans un charter, vol sec et adieu va. À détrôner la madeleine de Proust, son rougail morue gros piments allait résonner dans la mémoire gustative de ses hôtes, jouasses en deux coups de cuillère à pot. Morue tendre à cœur et bien grillée, dans une sauce qui ne fait aucun doute sur la transmission orale de la recette: aux chiottes Marmiton. Avec des haricots blancs locaux cuisinés à la créole: oignon, têtes d’ail, thym frais curcurma et du riz bien-sûr. Achards de légumes en accompagnement. “Vin desamb, fet caf”: le vingt décembre sur l’île Bourbon c’est férié pour commémorer l’abolition de l’esclavage, là-bas en 1848. Un Kaf, c’est un Cafre, une Cafrine, c’est-à-dire un Noir, une Black. Là-bas, Yoyo Ségapiké était déjà parti marron dans la fête, en plein kabar, avec ses accords ternaires et son maloya jazzé. La connexion vidéo des smartphones échoua, perdue dans les trois heures de décalage horaire avec l’île intense qui ne changeait jamais l’heure à sa pendule. C’étaient les dernières Sélénites de l’année, à deux jours du solstice d’hiver sonnant le retour progressif de la lumière.

“Edith piaffe et lance le cheval ecclésiastique digne de Don Quichotte, au flamenco fumant sur le parcours de Haendel. Le flux fougère vient mettre au vert les yeux de Kant. Nager dans un lac est une perception complète de l’éther-manité qui souffle la volute sensuelle d’un jumeau imaginaire.” La lecture des productions du jour est déversée sur le banquet, fruits de l’atelier d’écriture aux Sélénites.

Arrive un hommage à Jack Ralite, à travers un ouvrage collectif paru aux éditions Le Clos Jouve. Une personnalité hors norme, un poète en politique. L’ancien ministre, fondateur des Etats Généraux de la Culture et maire communiste d’Aubervilliers, venait dans les Vosges au théâtre de Bussang, où il avait rejoint son conseil d’administration. Par ailleurs, et parmi pléthore de contributions, son amitié avec le poly-instrumentiste Bernard Lubat, un génial agité du bocal aux performances loufoques hyper-créatives, créateur du festival d’Uzeste, était contée dans ce livre en forme de pépite culturelle: “Jack Ralite: nous l’avons tant aimé.”

C’est l’after, minuit passé. Plein de petites bougies éclairent la table autour d’Aïssate Ba. Elle chante comme une reine la magie de l’âme. Sa voix se répand parmi les Sélénites, cadeau à préserver comme le bien le plus précieux. Des poèmes s’égrènent dans la langue Peule de la chanteuse née au Thillot, avec au cœur le désir de refaire le chemin de son père à l’envers, jusqu’à l’ancien royaume du Fouta-Toro. Aller jusqu’à Fuuta, en nomade musicale avec sa caravane de la Paix, le voyage a déjà commencé. Nourrir des échanges à chaque étape, rien qu’avec la solidarité, la fraternité, la musique et la foi pour accomplir le trajet. Comme si l’humanité entière au coin du feu se tenait là, précaire et tangible, fragile et vraie.

Hildegarde La Gaude et Amous

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