14. Graal au vin gris

Table ronde en terrasse. Aux grands chênes, l’astre se lève, entièrement invisible! – et trombe de pluie… Danse lucide avec les masques, la Lune s’incarne dans la face blanche d’une bobine de câble électrique. D’entre les rires, les sabots d’un cheval: c’est le roi Arthur qui cavale sur d’obscurs nuages occultants; Graal au vin gris!

Dans l’ardent feu du dedans, show patate au banquet poésie. Un théâtre de porte emporte le baobab qui parle en carrés d’étoiles sur un tapis d’éveil géant s’envolant vers les rideaux de wax: l’éléphant vert, le singe orange, la girafe bleue et toute l’Afrique flamboyante, dans la nuit sélénite qui crépite, écoutent le conte à la Lune d’une dame internationale. Ses doigts de fée fabriquent des histoires pour enfants de tous les âges. Puis la grande maîtresse du chapître des hautes terres arthuriennes bénit le repas de symboles créatifs par-dessus les bols, avant plongée collective des cuillères en soupe de cucurbitacée… Soudain le “Bleu-Citrouille”, alambiqué en sept quatrains orbitaux de vingt-neuf syllabes et demie, tomba du plafond où il s’était encastré un an plus tôt! Les eptasyllabes avaient célébré avec quelques Sélénites la deuxième lune du mois d’octobre 2020, avec son cortège de peurs viscérales et de liberté suspendue en pleine pandémie. Et les 28 syllabes de chacun des sept quatrains étaient chapeautés d’onomatopées à la lune bleue comme une citrouille – trouille! pour marquer le temps de révolution lunaire de vingt-neuf jours et demi, temps d’intervalle entre chaque sélénite: l’effort en coûta d’ailleurs une petite décompensation psychique à son autrice toute inspirée par cette pleine lune bleue, tombée pile dans la nuit d’Halloween, au gong du deuxième confinement où elle décernait ses premiers diplômes de désobéissance civile et citoyenne. (cf.”surréalistes Sélénites”). Ainsi Cunégonde sur un pied, en reine-poule de basse-cour devant son potiron soupière, lançait d’une seule jambe les premiers vers à pieds de la soirée. Entre deux plats, ses poèmes dans la poche, Jojo Girafon le Zophe de la Poïesis balance ses devinettes casse-mégot de cigarette, attisant l’art du cogito chez Gégé Labrégé, autochtone paysan passionné de mystères à démystifier. Après rude journée, le premier adjoint du village de Jeûnecourt-sur-Fumier passe enfin du bon temps. Pour la jeunesse ébahie et toutes générations en présence, le redoutable professeur de philosophie fait quid du sens et de la valeur de l’éducation. Qu’elle soit nationale ou pas. Théophile de l’Écoutille n’intervient pas. Il écoute. Tout à l’heure, devant le grand tapis magique hissé aux rideaux du salon, le jeune et preux chevalier de la Table Z, très amoureux des musées, avait partagé quelque émotion artistique vécue dans sa quête de peintures où plonger son regard. Sans s’arrêter aux indications muséales, faisant de prime abord fi de l’écrit au bénéfice de l’image, il déployait son l’imaginaire tout à l’œuvre picturale exposée.

Une autre soupe vient ravir les babines des convives: c’est la belle verte à la tétragone! La plante géométrique à haute teneur en vitamine C vient d’arriver le jour même en provenance directe du potager de Jean-Claude Luçon, par la main de sa partenaire de partition, Partoche 88 de Pontcharra des Herbeys et de Maints Autres Lieux Découvrant à Marée Basse. Tellement habituée à boycotter tous les lieux de culture tamisés au passe-obligatoire, la musicienne en a laissé son violoncelle chez elle! Enfin les masques sortent de l’âtre – mouvement propice des flammes – s’expurgent des fissures au vieux mur de plâtre. Farceurs, ils sautent un par un comme des sortilèges aux visages transportés des auditeurs: la nouvelle inédite de Jofré Pérégrin sonne “la fin de tous les tocsins”, son prochain livre qui s’inspire du confinement. Subjugation dans l’atmosphère! Dans l’histoire du collectionneur de masques, Gégé Labrégé pense reconnaître la Guinée Bissau en Afrique de l’Ouest. C’est là! Plus exactement sur une île dans l’archipel des Bijagos: encore une contrée déchiffrée dans sa friche cabalistique par l’intercession de la littérature, dans la veine du globe-trotter vosgien qui déconfinait dans tous les sens avec ses sept voyages initiatiques sous le bras, des Auteurs aux Balcons de Plombières au Livre sur la Place de Nancy, du Festival International de Géographie à St Dié au Grenier des mots dans la Rotonde de Thaon, de la Fraternité Vosgienne aux Imaginales d’Épinal jusqu’au salon des Sélénites à Jeûnecourt-sur-Fumier. Cet été, Jofré Pérégrin avait ramené son empreinte carbone à un niveau respectable avec un moyen courrier promotionnel vers l’Islande oxygénante, parmi les pays verts d’Europe. Autre Zéphyr venu des hauts surréalistes, Philmo souffle une hallucinante prose psycho-sidérale – faisant de l’absurde un art à part entière, ciselé avec une haute dose d’improvisation – avalée par la tablée comme un gaz hilarant. Changement de cap. Introduction à l’art procédural selon Octave de l’Envers au Bois Sanglant, fait chevalier de l’ordre algorithmique, pour expliquer un choix de vie cornélien: comment concilier création informatique et création musicale, et quel cheminement lui avait permis de trouver la réponse dans la conception de jeux vidéo. Le mouchard de micro radiophonique sur la table cueille aussi “la Lune d’Octobre” de Dionysos de Profondis, composée la veille à la lumière diaphane du grand réverbère satellite, sans laisser prévoir qu’il allait ce soir jouer d’invisibilité. L’ancien prof d’histoire se remet d’un émouvant succès médiatique pour conter l’anniversaire de Radio Gué Mozot, ex-Trait d’Union la radio-pirate des montagnes rebelles où 40 ans plus tôt il œuvrait en cachette, sous l’œil à moitié complice de la gendarmerie. Au banquet, la “crème d’Albert” annihile toute mémoire de cancoillotte. Élaborée chez un maître affineur à Rupt-sur-Moselle, la crème de munster au Gewurztraminer fond d’une saveur suave sur les patates à la braise au goût d’antan, tout juste sorties du poêle à bois.

“Ersatz de Lune”, risque Kiko Koorie du Cosmos pour ses premiers mots de la soirée. Éberlué par la teneur chargée du banquet, il attendait quelques vers de plus avant d’oser son poème, noir et puissant: “Renonciation” exhumé de son unique tapuscrit dans un état minable, tremblant au-dessus de l’assiette avec ses traces de thé berbère et de sable du Sahara. De mémoire et sans une seule note, “Exil” prend son envol depuis l’île Bourbon, écrit durant la décade erratique et tropicale de l’amphitryon. En jeune fiancé, Jojo Girafon le Zophe se lève avec ses textes, s’interroge et s’émeut tout à la fois dans l’apprivoisement de l’indomptable Poiesis qui lui colle à la peau. Bien plus tard, l’oeuf du dragon surgit en catimini dans l’after érotique de l’après-minuit.

Hildegarde la Gaude et Amous

Lune suivante