LES SELENITES

Le premier des Salons Sélénites chez Cunégonde : la déconfiture, flippe et flop ?

Une chose est sûre. Ce salon décalé se réclamant pompeusement des Arts et des Lettres, pleine lune et pleine cambrousse, s’est bel et bien tenu ce 02 septembre quelque part sur le Plateau Lorrain, en Plaine des Vosges. An 1er du confinement, et conformément au calendrier lunaire, la prochaine sélénite se tiendrait donc le 1er octobre, promettant des feuilles de vignes pour souligner les agapes.

A dix heures du matin l’hôtesse de ces bois s’effrayait à l’idée de ne recevoir chez elle que des mâles impudents. Son annonce sur facebook, le réseau social des boomers, fanfaronnait l’objectif assumé “que l’inspiration coule à flot et que les hommes dansent nus sur les tables ! ». Le seul et l’unique, l’écrivain-poète autoproclamé des Vosges qui revenait de s’estourbir dans la Capitale afin d’oublier la nullité de ses pair·e·s, en resta coi, la langue de travers.

« Nus peut-être, mais masqués » commentait doctement le médecin généraliste la plus courue du terroir, sous le poste alarmant de la Cunégonde de Jeûnecourt-sur-Fumier. A midi totale déroute, presque tous les convives se décommandaient. A quatorze heures le premier des salons sélénites menaçait de virer en de sages bacchanales versus soirée – filles des plus banales. La parité n‘est pas un genre facile, les rapprochements déconfinés non plus. Au cent coups Cunégonde tenta de nouvelles invitations. Sur les conseils d’une âme-mie elle revisita son annonce : « les températures s’étant rafraîchies, la partie finale est reportée à des dates plus clémentes ». Puis troisièmement elle se vautra dans des explications de texte par messages privés pour tenter d’alléger la farce - le sieur Robin de la Chopine de Mériville-sur-Madon l’ayant prévenue qu’il refuserait de finir nu comme un ver sur une table, même ivre mort à l’aube.

Une plume dans son village aux cent vingt âmes, croisée la veille dans la Ruelle des Loups et conviée derechef au banquet, gagea d’offrir en lecture quelques vers extatiques de Maurice Scève, extraits de « Délie objet de plus haute vertu », parut en 1544 à Lyon : soit le premier recueil de poèmes amoureux qui fût publié en France à la manière de Pétrarque. Mais au matin des Sélénites, le principal de collège à la retraite se confondait en excuses dignes d’un écolier surpris dans les buissons. Affronter un public le plongeait dans l’angoisse, cela même dans le plus reculé des trous du cul du monde. Dans son tourment il s’inquiétât de savoir combien de temps la lune mettrait pour revenir en son entier.

Le voisin de palier d’une époque révolue ravissant le Tout-Nancy de l’avant-garde artistique, Petrus Parisianus, chantre intellectuel aux rêves saturniens dont la seule et pieuse ambition consistait à réenchanter le monde des pauvres gens, annonça brièvement par texto un agenda de rentrée. (Effectivement il avait du pain sur planche). La plasticienne LGBT Franc Volo proclamait tout doucement qu’il existait un Dieu pour les fêtards. Patience et longueur de lunes seraient de mise pour songer à traverser tout un département – lui qui revenait tout droit de la mort, fauché par une rupture d’anévrisme en plein vernissage de son expo au Royal Royal de Nancy, dans son centre-ville aux masques obligatoires. L’artiste illustre la couverture d’«Une caravane attachée à une Ford Taunus », un roman de Pierre Stival à haut potentiel poétique, paru aux éditions Cactus Inébranlable. Cet auteur « bouscule les règles du genre » (selon la chronique de Françoise Lison) avec un « texte de très haut niveau littéraire » (Denis Billanboz).

Deux villages plus loin, passablement remis d’une cuisante veste électorale et frénétiquement occupé à rédiger trois ouvrages à la fois, Dom Perlin de Sonchar et de Lune en Vièle se terrait dans un silence de scribe.

Hors de page, le preux chevalier Marcus Kundalinius de la Source Vive en Saône s’arrêta net sur la ligne de partage des Eaux, dans la Vôge pittoresque. Soudain pris d’une jubilation toute épistolaire, il envoya son pli électronique à la Cunégonde en ces termes : « Tu voudrais me déshabiller, et tu m’invites à une fête scabreuse où les hommes doivent se retrouver nus à danser sur les tables ? Je crains qu’il ne me pousse des sabots aux pieds et des cornes de bouc sur le crâne. J’hésite donc un peu, en tant que silène potentiel, à me rendre pour l’heure à ta fête sélénite. D’autant plus s’il m’est impossible de cacher certains attributs que l’on prête toujours fort agissant à ce genre de faune des banquets nocturnes. Pardonne-moi mais tout cela excite ma curiosité, alors je conserve cette idée de me laisser inviter à une pleine lune au milieu de garous, sorcières, ankus et autres trolls. »

Prompte à relever tous les défis créatifs, la Montbéliarde callipyge Soccolis de Sybaloo qui sillonnait plantureusement l’hexagone au volant de son VV en écrivant « le code de ma route »– une Belle dormant depuis vingt-cinq lunes dans son camion-maison-nomade emplit de gris-gris colorés pour insuffler le monde d’après – dut reporter à plus tard sa traversée désormais rituelle des Monts Faucilles.

Sieur Tienne Haribo de Mange-Tout, tout occupé à révolutionner la tonalité de la presse locale, se résigna sagement à laisser prendre la sauce sélénienne pour se concentrer sur l’imminente arrivée du premier Ministre dans la Cité du Chat Botté. Quant au danseur chorégraphe contemporain Amon Bey, le très sexy New-Yorkais confiné dans les Vosges depuis plus de cent vingt lunes, mais crédité d’une nouvelle dimension internationale avec sa récente performance boréale au pôle Nord, il ne répondit que d’un pouce à Cunégonde.

Vu la tournure des évènements, la gueuse retourna sur son mur des lamentations virtuelles, hélant le comte Michou Petit Beurre des Lyres et de Lu, un psychiatre renommé sur la Place des Vosges : bien qu’alléché par la proposition, il finit par déclarer forfait.

A vingt heures sous les lampions de son salon sensé crever l’invisible plafond de verre, réconcilier Nature et Culture, rats des villes et rats des champs – un salon sélénite pour bâtir des ponts entre femen et phallocrates, évangiles et saints versets coraniques, traditionalisme et post-modernité… Cunégonde entrait en résistance au nom de toutes les annulations de spectacle vivant qui ricochaient sans pitié sur la culture déconfite… Elle dansait toute en chœur avec Abba sur sa play-list de ménopausée décomplexée, porte et fenêtre grandes ouvertes. C’était l’an premier du confinement planétaire – lequel ne dérangeât que l’espèce humaine.

La première des Sélénites chez Cunégonde : j’adore les nichons

Coup d’envoi des agapes littéraires et artistiques au village de Cunégonde, qui ressortait dégoupillée du confinement, bien décidée à crever l’invisible plafond de verre et à rapprocher les survivants: juste avant le lever de lune à l’aube de septembre, deux Belles au bois réveillées firent subrepticement leur entrée.

Posant le pied au sol, Marie-Jeanne Ornella Dubédeau huma les étoiles, en phase expansive tonitruante : lancée sur l’orbite fête de la fin du monde, elle promettait l’art de l’imprévu. Lili des Lys en Smirnoff, toute en délicatesse, semblait sortir d’un film de Rhomer. Dans son panier en osier cette pépite : un recueil de poèmes de Maciej Rembarz. Et des haïkus : avec son prince et cette forme exigeante de poésie japonaise, quinze ans plus tôt elle avait remporté un premier prix de poésie organisé par la médiathèque de Mirecourt.

Sur la table monastère une corbeille de fruits remplie de masques sous cellophane. Des flyers aux couleurs des prochains marchés bio des paysans d’Épinal, et du marché du terroir à la Halle Parpignan de Mattaincourt. Au mur l’affiche anarchiste d’un « food not bombs » mensuel au kiosque à musique de la Préfecture des Vosges: de quoi manger, pas des bombes ! Comme ailleurs sur la planète, chaque premier dimanche du mois, de jeunes Romarimontains font le tour d’une montagne de nourriture invendue et gaspillée pour la redistribuer, savoureusement cuisinée, en suscitant des échanges citoyens fraternels et salutaires, dans une République à l’agonie.

Les deux Belles se déchaussent illico de leurs embrouilles de filles au son des tambours magiques qui se mettent à chanter dans la nuit sélène. Des clapsticks traditionnels, un shaker en forme d’œuf, une paire de congas et quelques pas de danse… toutes néophytes qu’elles soient, voilà qu’elles s’embarquent dans un bœuf inattendu. « J’adore les nichons » : Marie-Jeanne entonne en toute improvisation le slam inaugural de la soirée, hésitant, mais foncièrement cocasse et libérateur.

« Liberté, liberté chérie, tu perds ta chemise »

Dans un rebond de conscience politique, en ce jour d’ouverture du procès pour les attentats contre Charlie Hebdo, un poème est déclamé  : « la Charlésienne », hommage ému à la Marianne vacillante, ressuscitant l’éphémère cortège du «7 janvier Quelques jours après, Quel beau défilé!  Je suis Charlie  - Oui, mais… ! Le jour de gloire Est au parloir Déjà se fissure La belle figure De la laïcité (…) Cyberattaque et crack ! La fronde retombe Sur les pavés d’hier Où tous marchèrent : Humanistes tristes, Pacifiques et fiers, Juifs et Musulmans, Chrétiens, Bouddhistes, Culs-bénis, non croyants, Intégristes, fachos racistes Et politiques opportunistes (…)»

Depuis la fenêtre sur la pierre d’eau, un majestueux lever de lune derrière les grands chênes précipite les convives sur la terrasse. Il motive alors quelques timides vocalises dédiées à l’astre féminin dans toute la plénitude de son mystère. Au même instant à quelques encâblures, arrêté en chemin par de rocailleux imprévus, Robin de la Chopine de Miréville sur Madon avait oublié le banquet dont il s’était régalé d’avance les babines. Le lendemain matin il allait retrouver subitement la mémoire en plongeant la main dans sa poche : défroissant le beau poème de sa feue maman, Grand Prix d’un Printemps des Poètes, il s’enquerra derechef de la date des prochaines Sélénites, jurant à sa dame Cunégonde d’y danser nu sur la table.

L’art culinaire n’était pas en reste. Pesto d’herbes sauvages aux noisettes fraîches, quiche lorraine - la - vraie - sans - emmental, décoction d’orties pour fouetter les sangs faibles, gaspacho du jardin, lentilles réunionnaises et son rougail tomates aux piments zoizeau, mirabelles fraîches, sirop de sureau maison… la ripaille à l’auberge espagnole aguichait les papilles et « le Rendez-vous des Acolytes » déliait les langues : le vin de producteur, de belle robe au corps charpenté, mena rondement la comparaison pratique entre seins libres et seins aux balconnets ampliformes, deux tendances antinomiques qui se montraient sous les meilleurs auspices. Le soutien-gorge oui ou non : les Belles au Bois Réveillées s’en expliquaient presque à corps et à cris dans un théâtre enchanté.

Un jeune homme au charisme olympien rompit les joyeusetés féminines du salon des Arts et des Lettres qui fatalement partait en vrille. Le geek déconfinait de son antre, poussé par la faim. Attrapé au vol avant d’atteindre le buffet, il fut question de son voyage initiatique à la rencontre de sa famille dans l’Australie des peuples Premiers, relaté dans la nouvelle Uluru Full Moon. Et du Guide du Voyageur Galactique, cette référence pour les accros du numérique : c’est l’œuvre de science-fiction humoristique et multidisciplinaire de l’écrivain britannique Douglas Adams. Ainsi « La Question du Sens De La Vie, De l’Univers Et De Tout Ce Qui Est » trouvait sa réponse dans le chiffre 42. Et c’est le nom d’une récente grande école du numérique à la pédagogie révolutionnaire : l’école 42. L’étudiant programmeur Octave de l’Envers au Bois Sanglant n’avait pas échappé complètement à la soirée de sa mère un tantinet orchidoclaste, pour ne pas dire casse-couilles.

Pleine lune à son apogée, vers minuit la folie s’invita sans prévenir dans les conversations. « La folie ! » : le mot flamba comme une torche. Par chance c’était l’un des thèmes favoris de l’hôtesse qui fit tous les efforts du monde pour ne pas sortir du sillon, harmonisant les échanges doctes et passionnés, leurs étincelles tonitruantes et désordonnées, quand une flambée rassurante dans l’âtre annonçait les tonalités douces de l’automne. De l’hystérie à l’utérus, de la querelle entre psychanalyse et psychologie cognitivo-comportementale, de Freud le père à Lacan le phare, son nœud borroméen, sa forclusion du nom… de Dieu !? De l’importance de se dire pour battre en brèche les théories sans âme : le sujet ne manqua ni de verbe ni de verbosité.

Près du feu, un poète attend silencieusement son heure au fond du panier. C’est l’homme qui marche de côté : Maciej Rembarz. Le Polonais né en 1950 s’est glissé dans la peau de Stanislawa Przybyszewska dont il ressuscite la flamme à travers ses poèmes… « La tuberculose, la morphine et la malnutrition ont été reconnues comme étant les causes de sa mort. Mais Stanisława Przybyszewska aurait certainement pu être plus justement diagnostiquée comme la femme qui est morte de Robespierre » indique l’autrice britannique Hilary Mantel, dans la London Review of Books. L’écrivaine polonaise, artiste et féministe du début du XXème, a perdu la vie à 33 ans dans la plus grande solitude. Dramaturge socialiste, l’auteure de « L’affaire Danton » et de « Thermidor » vouait une passion anachronique pour Robespierre et entretenait une relation pour ainsi dire anachronique et forcément platonique avec son idole. Avec érotisme et sensualité, Rembarz, lui aussi dramaturge, s’intéresse a cette fascination de Stanislawa pour le révolutionnaire français, guillotiné plus d’un siècle avant qu’elle ne soit née…

Durant près de cinq heures, pas une alerte, pas une notification, pas un poste ne vint troubler la cérémonie sélène qui déclara pour la légende les deux convives du premier Salon des Arts et des Lettres, Lili des Lys en Smirnoff et Marie-Jeanne Ornella Dubédeau, «Dames pionnières des Sélénites » au village de Cunédonde de Jeûnecourt-sur-Fumier.

2ème édition des sélénites: l’étincelle inter-générationnelle sous un parasélène.

Boomer, X, Y et Z: quatre générations en présence avec la lune en éclaireuse et des ailes dans le dos pour des amoureux de l’art : en provenance de Vittel, Bussang, Ramonchamp, St Dié, Épinal, Mirecourt, dix personnes se sont réunies à la dernière pleine lune chez Cunégonde, mues par une joie prémonitoire indéfinissable.

Un salon coloré par les œuvres d’Ada Valakia, plasticienne Vittelloise autodidacte, née à Craiova en Roumanie, qui présente des bustes de femmes à relief mixant collage, peinture et objets hétéroclites. Des seins protubérants comme ceux-ci recouverts d’un bavoir à langues de vipère où se répandent des perles de broderie bleues- celles que les brodeuses de nos villages utilisaient pour le brio des maisons parisiennes et américaines de haute – couture, leurs robes destinées aux danseuses du Moulin Rouge faisant rêver les petites filles. Des portraits d’habitués du bar le 130 où l’artiste prend son café du matin côtoient malicieusement les Sélénites. Dans son atelier le 1049, Ada prépare une exposition d’art textile prévue en février 2021.

Mais un salon à dominante littéraire, et pour cause ! Arrivé de Bussang du haut de ses 77 ans, le dramaturge Vincent Decombis allait partager le prologue de sa dernière pièce « Le bal de toute une vie » donnée au Tholy et à Blanchemer : un chœur des énergies de la nature et de la terre, peuplé de mineurs et de fées ! L’auteur puise dans la vraie vie son inspiration pour décrire le machisme maltraitant, et il met en scène la revanche d’une femme qui se fait sorcière. Le sujet revient en force dans la société contemporaine, et il met en perspective le sort malheureux qui fut réservé en d’autres temps à ces dames extraordinaires. Vincent, qui s’est entretenu avec Jean Giono, loge aux portes du célèbre Théâtre du Peuple fondé en 1895 par Maurice Pottecher, avec sa scène ouverte sur les sapins des Hautes-Vosges. Il y joua en off (une formule hélas disparue) « Le Peuple du Théâtre » en 1995 et « Le mystère d’Alda ou les Fleurs de soumission » en 2001. Prix François Mattenet en 1966, il incarne une vie passée à porter haut les couleurs du théâtre amateur.

Le festin de Lettres n’allait pas s’en tenir là. L’organisateur des Rencontres Littéraires et Artistiques dans la cité des Luthiers s’offre une escapade au village de la Cunégonde. Jean-Régis Valot fête son anniversaire, juste avant de filer à Langres aux fameuses Rencontres Philosophiques, avec leur Forum Diderot, dans la ville du penseur où il est né. Le prof de philo fait son entrée sous des vocalises en forme d’ovation pour le créateur du prix Alcibiade, un prix du Récit Philosophique et de l’Imaginaire destiné à de jeunes candidats. S’ensuit un drame aux cuisines. La tourte alsacienne qu’il avait concocté la veille, en noctambule insomniaque et en double exemplaire, fut pour l’amphitryon l’occasion de jouer sa performance de la soirée : Cunégonde actionna dans son élan le mode pyrolyse qui verrouilla les portes du four, et le délice au foie gras tout juste enfourné carbonisa sous le regard médusé des Sélénites!

Puis un dialogue inattendu s’établit en plein milieu du salon, chuchoté à l’endroit d’un vieux mur de ferme, abattu treize lunes plus tôt. L’un des sélénites est un médium radiesthésiste à très haute fréquence vibratoire. Le vin de pays gouleyant opérait un passage à double-sens vers l’au- delà, entre une sirène et son amoureux au trépas.

Depuis la pierre d’eau, jaillit un chant d’incantation tout spontané. Ada l’amazone s’émerveille de la lune, apparue dans un ciel dégagé comme par enchantement. Quelques heures plus tôt des trombes de pluie fendaient encore un ciel obscur. Dehors un feu de bois vacillant résiste à l’humidité de l’automne, et des patates cuisent doucement dans la braise. Un immense halo lunaire entoure l’astre de mystère. Le parasélène se produit lorsque la lune est assez basse sur l’horizon, quand l’atmosphère est chargée de cristaux de glace, logés dans les nuages de haute altitude. Mais nulle science pour expliquer la poésie !

Enfin tous à table, le bon vivant Maître Dupont Verlémort entonna son cantique au latin approximatif pour bénir le banquet. Après quelques coups de fourchette, un jeune couple sonne à la porte. Voici Amel, dont le beau prénom s’inspire du Coran pour évoquer l’espoir, et William de l’un de ses nombreux pseudonymes pour échapper aux renseignements généraux (les termes germaniques wil et helm signifiant respectivement “volonté” et « casque »). Ils arrivent de La Courgette. C’est le squat spinalien qui dans son coming-out vient de déposer ses statuts en ligne. Depuis plus d’un an un collectif exprime dans ce lieu de vie alternatif une grande diversité culturelle : groupes de parole pour femmes, ateliers d’écriture, permaculture, réparation de vélo, récupération de nourriture invendue et distribution gratuite de repas, soirées cinéma, rencontres artistiques… Et Inch’ Allah! Longue vie à l’expérience similaire qui a lieu à Saint-Dié.

Une rixe politique en bout de table, entre générations Y et Z, fit d’emblée ressurgir l’opposition légendaire entre marxistes-léninistes et anarchistes. Elle se cristallisa sans issue, vite ensevelie par les flots. Les poèmes déclamés offrent une belle variété de nuances. L’un des auteurs manie pensée réflexive et joies de l’absurde: Christophe Philippe et son Almanach d’Eté, pur produit du confinement. “Les pêcheurs de l’île d’Yeu” prennent part à la table: un poème de feue Gishlaine Pfaff, artiste mirecurtienne mise à l’honneur par son fils Robin Pfaff qui en fait une lecture émouvante, avant de partager délicatement quelques créations personnelles comme cet Éloge du Loup fleurant les Fables de La Fontaine. Changement de ton avec le lyrisme d’un romantisme exacerbé de Christophe Colin, son thé berbère, sa « Radio des Idéaux » tout juste lancée sur Facebook, ses 400 poèmes en déshérence, écrits en Égypte à la fin du dernier millénaire.

Soutenus par des percussions ou quelques notes de guitare, facilités par l’intercession du dieu Bacchus, les vers se partageaient en tour de table avec aisance et petit trac. Sauf pour le flibustier Œil de Faucon la Mauve Hémoglobine : sommé d’oser son rythme au tambour, à moitié mort de honte et encouragé par son ami d’enfance, il releva dignement le défi avant de se carapater sous la table. Vint « l’eau à la bouche », la nouvelle fantastique lue au crépitement des flammes qui dansaient dans l’âtre, par son auteur Jean Valjean Du Greslot fait Chevalier de Taste Tourte: entre évanescence impalpable et palpitations du réel, la magie de l’histoire bien écrite et bien contée ! Autour de minuit la belle Ada demandait timidement à la Cunégonde si elle aimait les câlins, laquelle presque sur les genoux lui tomba dans les bras.

Était-ce la pression basse ? Les reflets sur terre d’une mer de tranquillité versaient sur les convives une atmosphère douce et joyeuse qui enveloppa toute la soirée. Dehors, l’astre des Sélénites ramenait à l’intériorité, peut-être à quelque intime prière. D’où venait-elle, que lui demander, comment nos ancêtres préhistoriques l’appréhendaient ? Dionysos De Profundis envoya son poème à Séléné dans une tirade émue quand le son tellurique d’un didgeridoo monta vers la lune.

La lune sera bleue comme une citrouille ou ne sera pas

A une lune bleue moins le quartier, les interdictions pleuvaient à coups de semonce de part et d’autre du pays amorçant pleinement sa deuxième vague de coronavirus. Les Vosges étaient encerclées par des couvre-feu dans tous ses départements limitrophes. Les anti-masques et les pro-masques se regardaient en chiens de faïence, parmi eux nombre d’anti-masques étaient masqués. La treizième lune de l’année annonçait l’Halloween le plus étrange et le plus envoûtant de toutes les fêtes de Samain, le dieu celte des morts, invoqué dans cette fête religieuse inaugurale de l’année celtique protohistorique. An premier de l’ère covidienne, à l’article de la peur, la deuxième lune d’octobre en plein nouvel an magique serait bleue comme une citrouille ou ne serait pas.

A deux cents mètres à vol d’oiseau du salon de Cunégonde, dans le petit village aux cent vingt âmes jeûnecurtiennes, son poète Charles-Henry Dubuisson reconduisit de nouveau l’invitation sorcière. Dans un texto hâtif à son hôte fantôme, il se déclarait submergé par une activité littéraire chronique, intense, lui interdisant le moindre répit. Allait-il encore envoyer les sept cents pages de son manuscrit chez Gallimard, au risque de se voir essuyer un quatrième refus? Se remémorant leur conversation dans la ruelle des Loups, Cunégonde songea qu’il s’affairait peut-être à la distillation de l’œuvre incomprise dans un alambic à Lettres, au fond d’une secrète alcôve, pour en extraire le meilleur des élixirs.

A trente-cinq kilomètres à l’est-nord-est, siégeait circonspecte la grande chamane locale. Férue de druidisme, experte en mythologie scandinave et dans l’art de guérir ses pairs à grands coups de sermonts des plus païens, elle ne décolérait point. Un dosage erroné de champignons des forêts dans sa dernière décoction équinoxiale, pourtant réduite au chaudron selon le code orthodoxe de son grimoire à tisanes, en rajoutait à son taux moyen de tétrahydrocannabinol sanguin, faussant à son insu ses accords avec l’invisible. Bien involontairement, elle avait ouvert la porte aux entités du bas astral dont elle ne pouvait se dépêtrer. Elle vomissait son fiel autrement frelaté par la pratique inconsidérée d’amaroli, qui dans une deuxième cuite en rajoutait à sa quête d’exotisme cultuel : l’ingestion de son urine à l’éthanol n’était pourtant pas recommandée en ces termes par les antiques sagesses indiennes. Dardant son venin sur son mur cathartique d’une écriture acerbe et vindicative, fort imagée, elle récoltait les j’aime et les j’adore par dizaines avec délectation.

L’air du temps n’était pas très doux. Elle avait mis en garde ce troll de Cunégonde, qui osait marcher sur ses plate-bandes ésotériques au mépris des règles essentielles régissant le culte dont elle se faisait la prêtresse en louve intemporelle, depuis qu’elle avait reçu l’initiation sélène dans une transmission captée en rêve. «Pour les pleines lunes, on est plus sur une base de “spiritualité”. Même si c’est inconscient, les gens savent que c’est des moments sacrés où l’on doit être dans une certaine mesure, plutôt d’intériorité.» Les rires émoticoniques de la Cunégonde, de douze ans son aînée, lui restèrent en travers du croupion. « Tâche d’en faire bon usage au lieu de ricaner comme une vieille fouine» gronda-t-elle, enfourchant derechef son balai pour retourner à ses affaires d’écrivaine inspirée. Dans un texte scélérat non dénué d’une certaine vertu, elle pissait allégrement sur un pied de troène en son sacro-saint carré de Nature, fustigeant d’un même jet les actes de résistance sociale de l’ère covidienne en ses prémices, ses chants du cygne culturels et ses bien-pensants convives, autant que tous les lieux sacrés de la sainte Église catholique apostolique et romaine et de toutes les religions confondues sur la terre.

Justement, les Sélénites étaient dans le collimateur de Vatican 2. Une surveillance discrète s’opérait sur internet, par l’intermédiaire de ses sbires, qui par ailleurs priaient ardemment à l’indéfectible rétablissement de Cunégonde : revenue vieille fille d’une contrée lointaine avec un mal incurable de l’esprit, la quinquagénaire n’était toujours pas mariée. Dans le troisième millénaire où l’humanité entière était appelée à la sainteté, cette miraculée potentielle ne pourrait guère échapper au blanchiment de ses frasques. Jour après jour un nouvel hymen opérait en elle par l’intercession de l’Esprit saint, grand vainqueur des sept démons qui l’avaient accaparé dans ses tribulations erratiques. Gaudete et Exultate : la pénitente qui n’avait plus personne à se mettre sous la dent depuis des lustres allait-elle réduire en cendre ses sulfureux poèmes érotiques et convertir ses Sélénites multi-culturels aux joies de la messe dominicale ? Loups, masques et gants de vaisselle pour conjurer le sort !

Sorcières Sélénites au plafond suspendues

Toute à sa préparation sélénienne, Cunégonde avait remplacé les patates douces par de la chair à potimarron entre autres tours de passe-passe culinaires. La tête encombrée d’un poème à la lune, elle réduisait sa sauce africaine aux treize piments kabyles sur le poêle à bois, et le beurre de cacahuète se fondait à merveille dans les légumes du crû. C’était trois jours avant la pleine lune. La semaine précédente, le plafond de plâtre vétuste du salon s’était tant fendillé qu’il avait menacé de tomber. Au prix de grands efforts, il fut mis à terre. Et voici que planait sur les prochaines Sélénites, surélevé comme par enchantement de plusieurs centimètres, un décor idéal pour envoûter la treizième lune et son nouvel an sorcier. Surgissant des vieilles planches de bois disjointes aux clous rouillés, quelques trous obscurs et béants laissaient apparaître ça et là le solivage et découvraient un peu du plancher de l’étage. Des morceaux de gypse antique s’en échappaient encore parmi des agglomérats poussiéreux de sciure et de bestioles mortes en suspension : Hollywood pour des liasses de dollars n’aurait pas égalé en réalisme aussi fantastique. D’autant que les dégueulis de plâtre iraient épaissir la soupe de potiron si nul ne songeait à protéger la table par un drap tendu au plafond. Le luminaire ne tenait plus qu’à ses fils électriques, et il se balançait au grand vent d’octobre. Tout comme le ciel suspendu à des broutilles n’allait pas tarder à tomber sur la tête de ses irascibles compatriotes, dans une superbe allégorie, le plafond du salon de Cunégonde incarnait l’air du temps.

L’hôte revisitait son menu sélénien au fur et à mesure des changements de programme de ses convives. De délicieux cadavres se profilaient en hors-d’œuvre, à exhumer de l’armoire lorraine grinçant de tous ses gonds, juste au moment de servir. Il y avait le calendrier celtique où enlacer mentalement son arbre de naissance, les vers tout frais du dernier-né “bleu-citrouille” pour cette lune hors du commun, le vieux rhum charrette arrangé depuis treize ans qu’elle était rentrée au pays- penser à honorer les ancêtres en versant une larme à terre à leur intention- et surtout, la triple-dose d’improvisation. En ingrédient phare, l’hommage absolu à Alain Rey, tout juste passé de vie à trépas. L’on trouverait bien prétexte drolatique à puiser dans son pharamineux Dictionnaire Culturel de la Langue Française qui donnait des airs de femme savante à Cunégonde. Et puis les pommes de verger cuites au four, la gouaille poétique et les mots d’esprit de Petrus Parisianus, si d’aventure il se fut autorisé quelque répit à la campagne, sans oublier l’adieu au merveilleux, par l’ultime révérence du Cirque Plume de Besançon qui venait de fendre les cœurs à rendre l’âme… Convier les betteraves grimaçantes en cette nuit païenne particulière du 31 octobre, toujours fêtée la veille de la Toussaint. Dans la tradition mosellane, de sanguinolentes « rommelbootzen » précédaient l’invasion de la Lorraine par les citrouilles des îles Anglos-Celtes, et leurs grimaces (du francique, la langue des anciens Francs: « grima » : masque) perdurent dans un festival annulé comme tous les autres. Cette toile d’araignée, là, en forme de chauve-souris, collée au mur d’entrée et noircie par la poussière du plafond dans son effondrement, appelait elle aussi un faisceau de lumière particulier. Ressusciter le vivant! Diffuser quelques lignes d’entre les lignes de « Tigres externalisés » : un recueil poétique de Léo Kennel, l’autrice d’ouvrages d’anticipation d’obédience surréaliste. Pour honorer la « docte cérémonie » des Sélénites, le poète du village, Charles-Henri Dubuisson, en proie à une indomptable activité littéraire, venait par texto de suggérer à Cunégonde, pour son édification, la lecture à haute voix des dizains 22, 59 et 200 de la « Délie » de Maurice Scève… Tout ces ingrédients mijotaient avec l’imprévisible dans la marmite en fonte macaronique de Cunégonde qui comptait désespérément jusqu’à sept, sans parvenir à savoir qui viendrait, qui ne viendrait pas.

A l’abri du Lion de Belfort, Soccolys de Sibaloo retendait la peau de son tambour chamanique. Elle franchirait les limites administratives de la Franche – Comté par le Haut-Doubs avec le couvre-feu aux fesses, et la cancoillotte au frais. Pas sûr qu’elle ouvre la boîte à sa prose libertine, lascive et voluptueuse, ça dépendrait des énergies en présence. Même masquée et dissimulée qui plus est derrière un loup fantasmagorique, la belle voyageuse à la maison nomade redoutait les caméras dégrimantes infra-coquelicot de la police gouvernementale. Refusant catégoriquement toute photo de sa personne, elle prendrait avec plaisir l’incontournable cliché de ces guignols insolites en gants de vaisselle.

Le prince fossile Marcus Kundalinius de la Source Vive en Saône, flairant l’entourloupe, révisa ses plans et opta pour une soirée de sabbat célibataire à six, un nouveau genre de distraction qui émergeait selon le nombre maximal autorisé par les dernières directives du préfet des Vosges. Tienne Haribo de Mange-Tout, débordé par les évènements depuis qu’une nouvelle tête était tombée pour la laïcité, signait toujours plus d’articles, laissant son nom jusqu’aux recettes de cuisine. Il se pouvait qu’il débarque à l’improviste pour y rencontrer son incorrigible correspondante de presse à trois centimes d’euro la ligne, dans la plus éculée des contrées vosgiennes. 

Soukaïna Ettoudji était pour l’heure à l’étranger. La jeune et brillante auteure mirecurtienne, prix Alcibiade, animait l’an dernier une conférence sur le port du voile dans la ville de Mirecourt, avec un point d’interrogation philosophique dans l’intitulé. Cunégonde envisageait avec elle un partage de lectures choisies de la Bible et du Coran pour magnifier un œcuménisme aussi perdu qu’un paradis proustien. Donnant quelques tours à sa sauce africaine, elle eût une pensée émue pour la princesse Madzedena, qui pourrait bien lui apporter du poisson séché togolais si toutefois elle réussissait à s’extraire de sa cité des Provinces. Aucun doute, l’increvable danseuse enverrait du pâté dans une de ses transes vaudoues dont elle avait le secret. Peut-être qu’une divination tomberait pour l’un-e ou l’autre des Sélénites, entre deux prières à la Vierge Marie.

Mais le couvre-feu qui sévissait en Meurthe-et-Moselle assombrissait le projet d’exposition temporaire aux Sélénites de Lancelot di Lago de Milano. Il risquait la vingt- septième dépression carabinée de sa vie si Macron ne se changeait pas immédiatement en pot de miel. En préparant sa cargaison de toiles- son autoportrait à la lune, sa peinture conceptuelle issue d’un mouvement de pinceau dont il était sans doute le pionnier, et que personne ne s’était aventuré à reproduire- il songea fiévreusement à l’imminente apparition télévisée du président de la République française.

La journée se poursuivit avec des présages que Cunégonde refusait de voir en face. Elle rêvait à la fenêtre de la cuisine, qui surplombait la pierre d’eau d’où surgissait au loin les grands chênes, atteints mortellement dans leur sève comme tous les autres chênes par les chenilles processionnaires urticantes. Cette pierre d’eau c’était le lieu d’où la pleine lune faisait jusqu’à présent aux Sélénites son apparition. Immanquablement, une exclamation intronisait un chant sélénien en hommage à l’astre qui se découpait entre la silhouette des arbres surplombant la colline, lors de son élévation gracieuse qui renouvelait chaque mois le même étonnement, la même dévotion douce- bien que chaque pleine lune soit différente. En ce temps-là de mascarade universelle, à trois jours de la fameuse lune bleue, surgit un balai de corbeaux silencieux et lent comme la marche d’un corbillard. Et alors ? Vint se poser sur les pensées de Cunégonde un oiseau magnifique inédit. Il était de taille assez grande avec une crête rougeoyante finement découpée et revêtu de longues plumes admirables- plus grand et moins bleu qu’un geai des chênes, avec un port de tête semblable à un faisan, mais au corps bien plus svelte. De retour à sa sauce, la fée du logis heurta son pied gauche dans la caisse à bois qui lui cassa presque un orteil. Plus tard après rude journée, aux heures incertaines, un chat manifestement noir s’éloignait vers la gauche sur la route déserte. Le chat glissait le long du bitume, prenant son temps pour disparaître en regardant de biais Cunégonde au perron, et d’un air navré il reprenait sa marche lente, funeste, déterminé à se profiler vers d’autres énigmatiques destins.

Huit heures sonnèrent au clocher. C’était l’heure fatidique du journal télévisé qui ce soir-là caracolait au sommet de tous les audimats, pour entendre un président de la République qui faisait presque l’unanimité en matière de detestation. Après quinze minutes de suspens en forme de préparation psychologique, un quart d’heure d’enfarinade faussement paternaliste, le mot-couperet tomba de la bouche du président. “Reconfinement”. Et en vitesse, foin de Sélénites.

Sorcières Sélénites pour conjurer le sort!

En cette avant-veille des Sélénites à 20 heures quinze au gong du 2ème confinement, Lancelot Di Lago de Milano, vaguement soulagé, rapatria ses cartons de toiles au septième étage de son appartement sous les toits de la Vieille-Ville de Nancy. Chez lui en sécurité, il amplifia les décibels de la sono pour meubler son espace imaginaire avec le chant du poète franc-comtois Hubert-Félix Thiéfaine. De «Suppléments de mensonges» à «Stratégies de l’inespoir», les mots visionnaires et les sonorités bricolées de romantisme noir et d’inclassable, emplissaient l’univers de Lancelot qui basculait tangiblement vers le vide intersidéral. A la recherche de son cri tribal de gorille prématuré, il s’approchait de la petite fenêtre surplombant la rue pavée, dont les barreaux verticaux prévenaient tout risque de défenestration.

Les bronches fragiles de Quiko Coriko, personne vulnérable à l’emphysème sifflant, se remirent à souffler dans sa radio d’idéaliste, ratissant tout le grand Est via facebook, nourrie de sa voix rauque à la Tom Waits par quelques commentaires poétiques à bout de souffle. Il faut dire que la poussière chez Cunégonde n’avait guère eu le temps de retomber dans les coins, et d’autre part il craignait que la lune soit bien plus prosaïquement revêtue de bleu-gendarme. Nombre d’invité.e.s se méfièrent en effet des énormes prunes menaçant leur carrosserie de se transformer en citrouille, dans cette longue nuit incertaine qui reprenait son cours avec leurs concitoyen.ne.s, et au final avec leurs congénères de l’humanité toute entière.

Que Macron lui confisque sa lune, voilà qui mit la Cunégonde en mode rébellion prise d’armes, et ses invitations désormais mentionnaient l’appel à la désobéissance civile- un appel qui arriva jusque dans les oreilles du représentant départemental de La France Insoumise, mais ne mobilisa pas pour autant sa visite aux Sélénites. Le SARS-CoV-2 menaçait bien plus fort qu’au printemps, et toutes les places en réanimation étaient occupées dans les hôpitaux délabrés de la pauvre France. Pour couronner le tout, peu après la décapitation d’un professeur d’Histoire-Géographie sur le sol de la Démocratie, trois têtes pieuses venaient de tomber sur les pavés d’une église niçoise, de quoi remonter à bloc la mécanique de l’extrême-droite française pour assaisonner la salade frontiste. Les plus récalcitrants à la religion, les plus sains anticléricaux en perdaient leur vocabulaire pour s’insurger contre une bêtise qui prenait dans toutes les classes sociales du pays fragmenté, comme un gigantesque incendie dont la boucane anéantissait tout espoir d’en découdre avec la terreur. Il n’y avait vraiment pas de quoi se réjouir en d’aussi sinistres circonstances, et la propagation du virus faisait rage. Dans la petite paroisse qui venait tout juste de fêter l’intronisation de deux nouveaux prêtres, fait remarquable en période de disette sacerdotale, pas un seul mot de propagande extrémiste pour cathos intégristes ne fut prononcé. Mais deux diacres et deux curés se trouvaient désormais à l’isolement, terrassés par la fièvre.

Cette bonne grosse grippe emmerdante pointait tous les dysfonctionnements dans la société qui s’émiettait de clivages en scissions profondes, dépourvue d’une bonne colle pour cimenter, entre les gens de plus en isolés, une fraternité seulement lisible dans son triptyque à la devise fantomatique, qui fanfaronnait tristement au fronton des mairies à l’abandon. Liberté, égalité, fraternité? Toute cette déconfiture démocratique, au profit d’un communautarisme sectaire et grumeleux ne tolérant aucune idée contraire ou seulement dubitative, favorisait le déclin des Lumières autant que du service public paupérisé à outrance. Elle servait de surcroît la mise en place masquée, redoublant d’efficacité dans un contexte d’épouvante généralisée, d’un protocole de dictature douce au service des puissants coupant les ailes aux plus créatifs des individus. Depuis une décennie la pluie incessante de missiles numériques nommés fake-news étaient envoyés par un dangereux dictateur régnant sur la géopolitique mondiale autant grâce à ses réseaux de renseignement sur la toile qu’à ses sous-marins atomiques et autre guerre en Tchétchénie. Il avait acheté l’âme du PDG de facebook pour plomber les précédentes élections américaines, et celles qui se jouaient en ce moment-même, perturbées par le Covid, indiquaient que les Américains avaient le plus grand mal à éjecter le guignol international qui trumpait son monde de paranoïaque. Toutes les fausses informations se propageaient à la vitesse de la rumeur franchissant le mur du con, ayant raison de l’esprit critique hérité du dix-huitième siècle. Le concept de laïcité vidé de son sens passait pour un apparat frontiste. Les Illuminatis transformaient le virus en une arme chimique fabriquée en laboratoire, qui serait destinée à mettre à mort 90 pour cent des humains pour se partager les richesses du monde. Et cependant, le confinement augmentait les peurs et la foi dans les pires scenarii. Les messages officiels, depuis le début de la crise sanitaire, avaient pris un ton sinistre tout à fait anxiogène. Les hôpitaux spécialisés enregistraient des épisodes psychotiques graves chez des patients n’ayant aucun antécédent psychiatrique. La courbe authentique des inégalités sociales montait en puissance depuis la crise sanitaire, faisant les riches encore plus riches et les pauvres encore plus pauvres, une tendance bien connue du grand public, qui s’accélérait comme la fonte des glaces en dépit de la prise de conscience généralisée d’une situation inadmissible, et qui perdurait en tout point depuis de nombreuses années. Il fallait à tout prix s’immuniser contre l’horreur et Greta Thumberg était conspuée sans pudeur par une meute de toquarts baveux. Sans surprise, les émissions de télé- réalité remportaient la mise, les pires canards comme France-Soir s’assuraient une belle santé financière en surfant sur les feuilletons complotistes, la Française des Jeux continuait de s’enrichir, et les pires chaînes de télés continuaient d’être les plus regardées, en diffusant des informations-spectacle en forme de divertissement pour chiens pendulaires qui remuent la tête sur les plages arrière des voitures.

La cyberguerre extrêmement déroutante correspondait avec l’accélération visible à l’œil nu du réchauffement climatique : installation d’une sécheresse chronique, feux de forêt gigantesques, fonte accélérée de l’antarctique, raréfaction et cotation en bourse de l’Eau denrée privatisée, disparition exponentielle de la faune et de la flore. Toutes ces horreurs, et cela n’était qu’un maigre aperçu de la dévastation du monde et de l’individu, étaient servies à la jeunesse, désenchantée avant même d’avoir ressenti l’ivresse de l’enchantement. Avoir vingt ans et garder les yeux ouverts devenait une épreuve mortifère. Familiarisés avec les plus sordides des images pornographiques, nombre d’entre eux ne savaient pas se prendre dans les bras, et l’amour ne faisait tout simplement pas sens dans leur vie réelle. D’aucuns pratiquaient le binje drinking, ingurgitant le plus vite possible une dose massive d’alcool. Ils plongeaient dans les drogues de synthèse en forme de petits cachets en couleur, ou dans une cocaïne de moins en moins pure et disponible partout- vendre la camelote permettait de s’assurer sa consommation personnelle. Même la marijuana n’avait plus rien de commun avec la fumette des hippies soixante-huitard, son taux de THC avait triplé, rendant accro n’importe quel fumeur. L’être humain augmentait l’empoisonnement de son sang et résistait comme le plus grand prédateur de toutes les bestioles de la planète, mais son cerveau était attaqué. Les plus artistes étant les plus sensibles, ceux-ci sombraient dans une dépression plus intense que celle qui happait progressivement le monde entier. Seuls les geeks étaient sauvés du marasme, les pouces rivés à leur console, s’éclatant dans un autre monde cathartique et se foutant pas mal de l’arrivée de la 5G. Les plumes les plus fines étaient dépassées par les évènements car la fiction était littéralement vidée de sa substance, leur imagination n’avait plus de raison d’être, aspirée par l’implacable réalité et par le sentiment paralysant de ne pas pouvoir tenir leur rôle de vigie. Pour sauver leur mise certains auteurs balançaient sur la toile des citations d’écrivains trépassés du XX ème siècle le plus sanguinaire de toute l’humanité, dans une Histoire du monde d’Avant, sans pouvoir enfanter une seule pensée qui leur soit propre et novatrice. Leur popularité de personnes érudites ayant publié des livres, reçu des prix voire des décorations, mixée avec l’apparente coïncidence d’une phrase sortie de son contexte, ou la joliesse des mots choisis, leur valait centaines de j’aime et nombre de partages, ce qui colmatait un tant soit peu le gouffre où les plus lucides se voyaient précipités. Houellebecq n’écrivait plus rien- ce qui, in fine, était un bien moindre mal.

Petrus Parisianus ne répondait désormais que très rarement à sa Cunégonde. Celle-ci en dernier ressort usait de ses talents culinaires pour appâter en vain par le menu son vieil ami. Le plus lettré de ses sélénites potentiels, fauché par son impuissance à convertir ses ouailles à la libre-pensée et à la responsabilité individuelle comme seul remède au naufrage de la Terre avec ses occupants, était ulcéré par la rapidité avec laquelle son pays avait plongé dans l’obscurité. Navré, il soupçonnait vaguement Cunégonde de virer grenouille de bénitier pour racheter son âme égarée par d’innommables péchés capitaux, afin de se garantir en place et lieu d’une retraite improbable, une bonne situation au Paradis. Ainsi éviterait-elle les flammes éternelles de l’Enfer par le recours nécessaire au confessionnal, puis doublerait-elle sans vergogne les passagers du Ciel dans la longue queue du Purgatoire, grâce à des laisser-passer relevant de sympathies avec le clergé.

Surréalistes Sélénites : et la lune fut !

Malgré toute l’improbabilité dont elle était nimbée, la treizième lune de l’année 2020 surplombait de très loin tous les ciels de la Terre. A son apogée à 15h51 en France métropolitaine reconfinée, elle poussait la dérision et le fait rarissime jusqu’à s’encastrer dans le jour d’Halloween où tous les enfants furent privés de dessert. Les astrologues sur le qui-vive annonçaient une lune puissante, dans un climat émotionnellement chargé sur fond de déstockage du superflu, ajoutant à leur prose un mélange de prudence et de désir de rébellion.

Le phénomène n’avait pas été observé depuis la seconde guerre mondiale, dans le monde d’Avant. En ce troisième millénaire du calendrier grégorien, cette lune bleue corroborait l’état de siège où se trouvait l’humanité entière, prisonnière d’une toile d’araignée virtuelle en pleine cyberguerre, dont les ravages considérables atteignaient l’état mental des êtres humains. Au grand bal des masques orchestré par les dirigeants de la planète, dans un capharnaüm inouï, l’OMS appelait les gouvernements à engager un dialogue avec les anti-masques, pour chasser de concert l’effrayant Coronavirus. Un an plus tôt, selon une hypothèse niée par les conspirationnistes à grands coups de biais cognitifs dans la pensée critique, il aurait jailli comme une chinoiserie d’une boite de Pandore, sortant du corps d’un misérable petit pangolin planqué sous l’étal d’un marché aux poissons de Wuhan, dans la Chine centrale. Le mammifère le plus braconné du monde était suspecté de tenir un rôle d’intermédiaire dans un deal sans contrefaçon avec la chauve-sauris, dans l’affaire de la contamination humaine à grande échelle. Mais cette théorie de l’origine du virus venait tout juste d’être invalidée par le CNRS qui publiait les remises en question d’un chercheur français en virologie, à la déontologie plus estimable que celle du docteur Schnock, qui n’avait pas hésité à fausser des résultats sur sa propre publication pour gagner en popularité. Pour autant, Schnock n’avait pas tout faux avec sa chloroquine, qui pouvait enrayer les complications pulmonaires si elle était prise au début de la contamination- ce que vociféraient les médecins bâillonnés par l’État dans l’affaire du pour ou contre Chloroquine à Schnock- lequel pris la figure de Sauveur de l’Humanité, avant que sa camaraderie avec Trump ne soit suggérée comme une énième rumeur. Tandis que les petites et moyennes entreprises s’effondraient, en pleine reprise de la pandémie exacerbant à outrance la courbe des inégalités sociales, le cours de la bourse affichait « une hausse tranquille » soutenue par le luxe- en attendant les dividendes de Big Pharma dès qu’un vaccin fortement conseillé pointerait son nez dans la crise sanitaire.

Mettant le cap vers le Far Ouest Vosgien, un réparateur équivoque s’avançait bravement vers l’inconnu, muni de son laisser-passer en bonne et due forme. Il était flanqué de son accordéon selon la demande expresse de Cunégonde : Sélénite isolée, elle était tenaillée par un mal d’époque. Personne ne viendrait, le confinement ayant repris depuis la veille, aussi ne risquait-il pas trop de honte à déballer quelques notes grinçantes, avec ses animaux de compagnie pour tout public. Dans son imposant véhicule de classe moyenne à crédit, ses deux félins Goliath et Atlas le regardaient modérer ses chevaux din avec confiance et amusement. Les deux jeunes frères, rayés comme des zèbres aux couleurs fauves, étaient fin prêts à laisser leurs marques territoriales chez Dame Cunégonde. Ils faisaient partie du convoi avec l’attirail de la trousse de secours, parmi les onguents d’apothicaire destinés à des soins de grande consolation pour personne vulnérable. A mesure que Jean-Leu de Malbec s’avançait dans la vaste plaine désertique aux mirabelliers sentinelles, sa cage thoracique s’ouvrait sur un genre de picotement qui augurait la plus excitante des parties fines à son compteur. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’aux Sélénites, rien n’arrivait comme prévu.

A cent cinquante kilomètres de là dans la même journée, une camionnette venue de l’ouest- sud ouest s’avançait sans encombre sur les routes départementales presque désertes, pour aller célébrer la nuit sélène à Jeunecourt-sur-Fumier. Vaillante et pugnace, Faune d’AmouR aux formes affriolantes, les hanches plus larges que son siège, une taille de nymphe à ressusciter les libidos les plus agonisantes, avait surmonté bon nombre d’obstacles : courroie de distribution changée en dernière instance, alternateur réparé de justesse. Munie de son autorisation exceptionnelle pour se rendre au chevet de sa grand-mère handicapée, elle passa le plateau de Langres en serrant les fesses, s’interdisant le moindre arrêt, sous peine de ne pouvoir redémarrer sa charrette emplumée.

Cependant tout au sud du département, une autre muse de la pleine Lune était restée bloquée sur d’imprévisibles aléas. Quelques jours plus tôt, peu après la déclaration du président de la République qui remettait les Français sous cloche, le camion de Soccolis de Syballo avait stoppé net comme un mulet refusant d’avancer. Aucune invocation, même la tirade la plus achevée de son fameux livre de développement personnel à portée de main dans la boite à gants, n’eut raison de son moteur à plat. Pour retrouver bon moral, l’autrice relisait quelques pages du précieux manuel de survie. Il était sorti en 1000 exemplaires de la côte d’une société d’autoédition qui avait publié les yeux fermés les fautes de frappe et les erreurs de mise en page : vingt-cinq pages dépourvues de pagination d’un petit bijou de créativité, vendu au prix d’un royaume en cent quarante pages de quatrains mystiques dans le dernier opus de l’académicien François Cheng, une référence littéraire mondiale. Méditant sur son prochain livre, le coeur plein de lumière de lune, elle expédia par la poste à Cunégonde une belle tranche de comté vieux, affiné 24 mois dans une cave du massif jurassien. Les sélénites apprécieraient, la communion des esprits séléniens ferait son œuvre. Ses plans modifiés, elle campa non loin de la frontière Suisse, armée de son appareil photo pour capter comme les ombres de bêtes sauvages effarouchées les effets sensibles du surréel. A l’affût des bleu- oranger de cette lune exceptionnelle, elle publierait ses meilleurs clichés pour illustrer ses poèmes et pensées non-pascaliennes engrangés sur sa route de saltimbanque, depuis deux ans qu’elle vivait dans son camion.

Des soins à domicile un soir de treizième lune et de fête celtique des morts ! Par un étrange coup du sort au petit matin d’une pareille mission, de Malbec consterné avait vu son appareil dentaire réduit en miette. Dans l’émoustillement des préparatifs pour ce jour pas comme les autres, son dentier tomba de la table de nuit où il l’avait consciencieusement mis à tremper. Allait-il renoncer à faire salon dans un duo de coquetterie avec son hôte esseulée? Il se souvint que Cunégonde, à moitié édentée, avait laissé sa dernière molaire au premier confinement, et qu’elle n’avait pas l’air pressée d’en découdre avec sa bouche de pauvre. Être un Sans-Dent parmi les Sans-Dents, voilà l’aubaine qui pourrait ramener ses signes extérieurs de richesse au plancher des vaches ! Crevant le plafond de l’apparente réussite sociale avec ses soins spécifiques qui allongeaient la liste de sa patientèle, en rétrécissant les salles d’attente de ses deux cabinets, son indéniable talent lui valait une enviable renommée, et le réparateur équivoque avait davantage besoin d’un adroit comptable que d’une belle carte de visite ou d’un business-plan. Quand des chicanes venimeuses l’accusaient injustement d’avoir les dents qui rayent le parquet, Jean-Leu de Malbec croulait sous les taxes et les impôts qui lui faisaient les poches presque jusqu’au dernier sou… Or, il se ravisa encore : privé de ses attributs de carnassier, la partie séduction serait moins facile à remporter. En quelques points de colle il scella de nouveau ses chicots pour sauver la face, et dans l’espoir de trouver quelque met consistant à se mettre sous la dent.

Cette Blue Moon calée pile dans son signe astral, Octave de l’Envers au Bois Sanglant luttait ferme avec l’amplification de son syndrome d’épuisement professionnel. Bienheureux confiné, le jeune burnaouté socialisait par le jeu de la réalité virtuelle avec phasmophobia. Cloîtré dans l’horreur psychologique, aux prises directes avec de malins fantômes, il venait d’intégrer une équipe de choc : un parisien de banlieue secrétaire d’une association sportive de paint ball, stagiaire dans une start-up de création d’objets numériques qui fabriquait des lunettes à réalité augmentée, et une angevine activiste aux cheveux bleus grièvement gazée, touchée à l’épaule par une balle de flash ball en pleine manif pour défendre le droit d’expression, qui venait de passer dix jours à l’hopital à cause d’une attaque virale du Covid 19. Vu son code d’honneur et la bataille serrée qui s’engageait contre d’épouvantables phasmes qui lui faisaient pousser d’inquiétants cris nocturnes, Octave de l’Envers au Bois Sanglant avait dépêché son avatar au salon de sa mère-célibataire. En réalité, Jack Dupuit des Abysses n’était guère d’humeur à se divertir de poétique avec des quinquagénaires aux mentalités de boomers. Mais en échange de pareille mission à l’étranger, il recevrait un nombre substantiel de points de vie- ce dont le mort-vivant ne pouvait plus faire l’économie.

Les Sélénites au long cours arrivèrent entre chien et loup presque ensemble, dans un salon chamboulé, froid, où régnait un désordre considérable qui ne présageait aucune célébration particulière. Quand l’hôte surgit enfin pour accueillir ses convives, FaunE d’AmouR et Jean-Leu de Malbec s’étaient présenté d’eux-mêmes sous le vieux plafond tombé la semaine précédente. Des draps blancs recouvraient les rares meubles et la pierre d’eau était encombrée. Encore détraquée par le changement d’heure, mais remontée à bloc par enchantement, Cunégonde jubilait en dévalant les escaliers, acclamant ses invités qui bravaient l’interdiction de se divertir à plusieurs, et de s’enlacer sans barrière.

Précédé d’Atlas et de Goliath, ses jeunes félins en éclaireurs, et talonné par deux nymphes ensorcelantes et démuselées, Jean-Leu de Malbec aimanté lança sans plus attendre l’expédition vers le grand sortilège. Ils gravissaient dans la nuit la colline, par-delà les chênes. Des bouses à chacun de leurs pieds, les voilà qui se trouvent nez à nez avec des vaches qui paissent comme des Bouddhas dans la lumière diaphane. Des silhouettes d’arbres morts parlent un langage de brume. La Lune exerce un magnétisme qui fond les Sélénites dans un décor stupéfiant. Le temps s’y suspend, à l’apogée de toute énigme. Dans une volée solennelle de cloches enjouées, l’angélus du soir monta du village. Une heure plus tard, l’astre disparaissait dans un ciel de moutons. Ils rentrèrent au salon plus éblouis que d’un son et lumière sur la Place Stanislas.

Des cucurbitacées grimaçantes aux faces animées d’ombres et de lumières mouvantes peuplaient la table sélène. Cunégonde en grande pompe remis leurs diplômes de l’École Nationale de la Désobéissance Civile à Faune d’AmouR, Jean-Leu de Malbec, et Jack Dupuit des Abysses qui avait réchauffé la maison d’une bonne flambée, et dressé un couvert des plus accueillants. L’avatar s’efforçait de donner le change aux conversations, très impatient de rassasier son estomac tombé dans ses talons. Le mets d’entrée attirait des regards émerveillés, et des gosiers surgirent d’amples vibratos incantatoires avant qu’il n’aille disparaître dans les corps sélènes. Tous en cœur se régalaient de la soupe de potiron aux lentilles corail et aux épices, une variante inventée dans la journée, servie dans sa robe orangée en forme de soupière naturelle. D’un coup, la cuillère en l’air et la mine contrite, Jean-Leu s’exclama : nul n’avait songé à bénir le repas, un rite qu’il avait pourtant répété tout au long de sa route, encensant au passage la glu qui tenait fermement en place son dentier.

Sur la bibliothèque atypique en hêtre des Vosges, le portrait d’Alain Ray tout juste disparu, dessiné par l’auteur de bande dessinée Rioud Sattouf, trônait comme le mort d’entre les morts à célébrer. « La langue française est notre bien commun, notre maison» disait le célèbre linguiste et lexicologue, ce « géologue » du vocabulaire dont l’un de ses derniers ouvrages, illustré par des calligraphies de Lassaâd Metoui, raconte Le Voyage des mots. De l’Orient arabe et persan vers la langue française (Guy Trédaniel Editeur, 2013), l’art de dire que les langues sont sans patrie et se jouent des frontières…

Jack Dupuit des Abysses avala trois assiettes de riz blanc noyé par des louches de sauce tomate au beurre de cacahuètes. Le mafé d’Afrique subsaharienne, réinventé avec des légumes locaux de saison, était pimenté à vous immuniser à vie du covid. Derechef il ingurgita quelques menus puddings de courgette au lait de chèvre, et parachevant son hommage silencieux à Gargantua, il dévora quelques parts de tarte aux pommes du verger, dont il se gava jusqu’à l’œsophage. L’orgie lui remémorait non sans tendresse, entre quelques vapeurs cérébrales anesthésiantes, le héros rabelaisien de ses cours de français au lycée Jean-Baptiste Vuillaume.

Des notifications guillerettes annoncèrent l’arrivée de poèmes haut vosgiens sur la messagerie de Cunégonde. Lucifer dans sa langue offrait ses vers de travers, et Dionysos de Profondis dédiait à la lune d’Halloween et à tous les Saints son offrande poétique. Aux premiers signes des noces littéraires, Jack Dupuis des Abysses rassembla ses dernières forces pour saluer brièvement les Sélénites, dans un vocabulaire châtié qui lui coûta ses derniers points d’énergie. Il s’exporta pesamment vers l’étage supérieur, ouvrit la porte de l’antre aux phasmes dans un vagissement phénoménal qui traversa le plancher, avant de s’effondrer au lit, son terminal de poche en prolongement de main.

Dépliant son bel accordéon platonique, Jean-Leu de Malbec, imperturbable et très concentré, joua toute la soirée. Et même, il chanta. Durant deux heures sans faire de pause, le réparateur équivoque se réconciliait avec son instrument qu’il n’avait pas touché depuis trente ans, quand il tombait les filles dans les bals folk antinucléaires avec son groupe Garlamb’Hic. Il poussa la performance jusqu’à jouer avec des gants de vaisselle, une toquade de sa Cunégonde pour en rajouter au masque bleu chirurgical.

Des « tigres externalisés » envahirent le salon de leurs rayures mouvantes où fondait la plume impétueuse, radicale et fantasque de Léo Kennel, au feu d’un cauchemar contemporain qui n’avait rien d’un songe. Repartie dare-dare dans l’écriture depuis le premier confinement, l’écrivaine post-apocalyptique meurthe et mosellane, illustratrice de surcroît, offrait par mail un recueil de vers libres inédits pour les Sélénites. Armée de douloureuses métaphores, elle continuait d’interroger sombrement la société dans ses capacités pour l’effort intellectuel.

Catherine Quillé renonçait elle aussi à toute excursion mondaine. « Il n’y a pire geôle que l’on ne consente, pire fers à nos pieds que ceux que l’on a mis ». L’ortho-bionomiste de Mattaincourt dédicaçait aux Sélénites son poème aux « Saints-Thomas », extrait de son ouvrage « Le Droit de Penser » : 500 pages d’un essai fourré de quelques poèmes, pour aller « vers une éducation inoffensive ». Dans une allégorie prémonitoire, le deuxième chapitre de son livre publié en 2013 annonçait « le masque qui nous protège et nous torture ».

Le ventre plein, pour dissiper toute gène corporelle et toute embardée pédantesque, un rot retentissant fuita parmi la prose du soir. Et FaunE d’AmouR pétait à grand bruit dans les escarbilles. « Tu craches aussi ? » Les sourcils en accents circonflexes, Jean-Leu de Malbec n’en revenait pas. Un fou rire collectif secoua les boyaux des Sélénites, littéralement pliés en deux dans une gymnastique salvatrice et pleurant tout leur soûl. Le réparateur équivoque s’étonnait de cette faculté de la gueuse à actionner presque simultanément les tuyauteries de sa machine à gaz. Elle ouvrit la fenêtre pour illustrer le dernier tableau de son triptyque, regrettant de ne pas être enrhumée pour épaissir d’un bon mollard son offrande à la Terre.

Entre deux tirades poétiques allumées, la lune bleu-citrouille tomba du plafond, alambiquée dans une métrique sélénite aux vingt-neuf pieds et demi par quatrain lunaire, fruit de la dernière insomnie de Cunégonde qui balayait en nuit spéciale toute peur viscérale.

Avalant d’un trait une ultime rasade de rhum arrangé aux plantes bizarres, FaunE d’AmouR parti dans un chant qui traversa murs et plafond. Sa danse de l’amouuur réenchanta le noble sentiment sous toutes ses formes et pour tous les âges. Soutenu par les congas du salon, son poème s’élevait dans les dépliés de l’accordéonniste. A la fin après quelque silence en point d’orgue, les trois sélénites s’étreignirent de joie, tant les énergies lyriques furent bonnes à vivre, toute à la Lune.

zoom sur les Sélénites!

Piano, guitare, didgeridoo, poésie, théâtre, peinture, art numérique… La pleine lune vibre de très loin sur les Sélénites encartés dans l’exercice de la virtualité. La sensation chaleureuse d’être ensemble perdurera toute la soirée, comme des braises au feu de Dieu sous la cendre. Grand angle sur la table où six convives, embarrassés d’un discours sur la peur qui n’exorcisait pas pour autant cette persona non grata, en rajoutèrent aux difficultés d’intendance de Cunégonde. Pour corser le tout, sa chroniqueuse Hildegarde était en proie à une nouvelle attaque d’indescriptibles monstres qui saignaient sa page à blanc.

Zoom arrière. Youva Gaudé d’un solo magistral de didgeridoo ventila l’ouverture de la quatrième édition des Sélénites. Christophe Grange avait déposé de part et d’autre quelques œuvres choisies, entre bonhommes allumettes et cinquième accord toltèque. A peine installée, Lili Des Lys en Smirnoff décala sa chaise vers le bout de la table pour éviter des postillons suspects. En funambule aguerrie Cunégonde retendait son fil d’Ariane pour broder la tapisserie vivante de son salon des Arts et des Lettres. Le plasticien spinalien se mis à conter avec humour sa condition d’artiste. Dans sa galerie d’art consacrée à ses œuvres personnelles, Tofblanc s’expose en vitrine sur un sofa vintage. Il contemple de rares et frileux riverains au regard furtif, des passants qui au grand jamais n’entrent chez lui. Mais à peine défloré, le sujet du corps comme médium artistique s’étiola dans l’apparition surréelle des autres convives. Ils étaient bloqués dans la salle d’attente, derrière Chipset. Avec ses jeux de puces, le magicien post-moderne plus international et plus conspué que Michel Houellebecq fit apparaître des portraits pixelisés. Hilares sous l’effet du gaz sélénite, des visages faisaient irruption de clic en clic sur la face à cristaux liquides de Chipset, et ils s’animaient comme des lapins sortis d’un chapeau, avec des airs d’ E.T. tombés de la Lune.

Une valse corse gitane submergea dolcissimo les micros connectés. Gros plan sur la lune oblique surplombant les orgues d’Osséja, dans la zone frontalière espagnole, à 1200 kilomètres d’altitude. Plein Sud, bruissement du grand vent. Le musicien s’était extirpé de sa cahute pyrénéenne, dans un coin bancal éloigné de la clinique. Le cul posé sur une chaise à trois pieds, il jouait les premières notes d’un opéra guitare quand la batterie de son téléphone flancha. Denis Campini repris sans public sa méditation musicale inspirée par un chapelet d’assassinats : le professeur Samuel Paty, les trois fidèles de la cathédrale de Nice, les écoliers au Cameroun, les étudiants en Afghanistan. “Douceur de l’amour, douceur de la gentillesse, douceur du sang qui coule de la gorge tranchée”…

Depuis la porte des Hautes-Vosges et sous l’égide de Dionysos de Profondis, la radio associative Gué Mozot enregistrait l’expérience sélène avec les moyens du bord, dans un bricolage artisanal de première nécessité. Maître Dupont Verlémort risqua quelques connexions avec des prénoms prononcés depuis l’Éther, dans un silence sidéral vite enseveli par de grands rires, qu’il enjamba en courtes salves de philosophie de l’absurde. Le troubadour Olivier d’Icarie apparu dans une nouvelle fenêtre. Il eût été peu courtois de ne point lui demander des nouvelles de sa mule, vieillissant comme lui bien tranquillement. De virtuoses improvisations à son piano balayaient l’enfermement. Deux poèmes y prirent leur envol: l’un dédié aux Salon des Sélénites, l’autre à la Saint-André dans ce jour inaugurant l’Avent. En résonance à ce dernier poème de Vincent Decombis, sujet d’antiques divinations, Lili des Lys en Smirnoff raconte Andrzejki dans sa Pologne natale, une tradition similaire.

FaunE d’AmouR qui dardait depuis le début des Sélénites la caméra de son téléphone vers la lune franc-comtoise, avait envoyé son poème au salon des Sélénites, tout de rimes en bits. Un écho acoustique propulsait ses vers dans des fréquences vibratoires intersidérales, ajoutant du mystère à ses assauts flamboyants vers le pianiste. Qu’il lui fasse parvenir derechef les notes de musique qui venaient de glisser sous ses doigts !

Vint le récit du démantèlement du squat de La Courgette à Épinal, par Edouarde Trosalie. L’infirmière aux multiples engagements humanistes conta par le menu le dernier acte d’un collectif qui répondait à l’urgence sociale et culturelle. Prise en flag avec son Jean-Luc, une cagette de légumes sous le bras pour ravitailler de supposés dangereux “anarcho-terrorristes”, les courgettes en pleine ratatouille eurent 48 heures pour débarrasser le plancher. Scénario en or pour Catherine Spitz qui expérimente des ateliers théâtre dans son association « ralentir pour vivre » avec un burn-out. Sitôt dit, Lili des Lys en Smirnoff fait le lien avec La Carmagnole, une troupe mirecurtienne sur tous les fronts d’un théâtre militant. Avant de conclure ce premier zoom sélénite, l’excursion dans le dixième art était incontournable. Le geek Octave de l’Envers au Bois Sanglant se lance alors dans une présentation détaillée de la création numérique, via la conception de jeux vidéo. Il pose les prémisses d’une œuvre en gestation, tout en prudence et sans dévoiler plus avant son projet faramineux.

Durant deux heures et demie, la joie de se découvrir, au gré d’intenses ratés de son et d’image, s’était mêlée au plaisir d’inventer ensemble un salon Sélénite à demi virtuel en scène ouverte, qui claudiquait avec la tablée de six confinés au salon de Cunégonde d’Hagécourt-sur-Fumier. Rendue à la nuit claire, la Pleine Lune poursuivit ses songes et ses terrestres habitants se miraient en elle avec gratitude.

Fin d’année sélénite

Un salon tout enluminé, une table en fête désertée, des instruments de musique restés muets… En cette dernière Sélénite de l’année, nul ne s’aventura jusqu’au salon de Cunégonde. Celle-ci tournait en rond en lorgnant dangereusement sur la bouteille de gnôle. Menaçant d’être avancé à 18 heures , le couvre-feu portait à 135 euros l’infraction, 200 euros la récidive dans les 15 jours, et jusqu’à 3700 euros et six mois de prison au bout de trois escapades. Il contraignait donc les invité· e·s du Salon à passer la nuit à Jeûnecourt-sur-Fumier, un risque supplémentaire qui appelait prudence et réflexion davantage qu’enthousiasme libertaire. Fait sociologique: jamais les satellites n’avaient autant surchauffé dans les cieux nuageux, et le besoin de contact humain devenait totalement virtuel.

A 21 heures, le salon s’anima d’une constellation de Sélénites. Depuis Königsfeld en Allemagne, Aurore du Champ du Roi, ravie de retrouver sa langue maternelle longtemps inusitée, inaugurait la soirée avec «La cabane de Travexin de Francis Cuny» : c’est son acrostiche dédié à l’univers-maison du célèbre sculpteur vosgien. Dionysos de Profondis, pointant désespérément le micro de sa radio associative vers les pixels de Sélénites, oscillait sans le moindre son, quand il ne disparaissait pas dans un carré noir. Au bout d’une heure il rejoignait enfin l’équipage dans son rythme de croisière sur orbite lunaire, découvrant avec délectation des fées d’hiver sorties de la Forêt Noire et de celle Rambouillet, de la Cité des Images, d’Occitanie, d’une yourte en Vôge, et de gentils Aum vosgiens. Sa création spéciale «Le dieu qui perce les nuages» honorait cette avant-dernière nuit de l’année covidienne 2020.

«Vous en voulez encore?» Maître Dupont Verlémort de Ramonchamp pétaradait d’absurdités décapantes en salves qui n’avaient rien de superfétatoire pour l’époque. Puis il plongea simultanément dans l’écriture de «2999» avec un saumon à l’arc à souder et pas mal de tours de phrases hirsutes. Christophe Philippe servirait son conte futuriste au dessert, suivi de « Planplanète » en digestif, une courte nouvelle de son acolyte Vincent Decombis, rédigée lors d’un atelier d’écriture sidéral avec la langue de travers.

« Des éclairs comme des rivières qui se glissent au creux de ses montagnes » Made Moselle Ange apparaissait comme une bulle de savon dans l’Éther. Elle lança en boule de bowling sa poésie intuitive sur les petites percussions de la baronne de la Tronche en Biais. A cheval sur le Tarn et l’Aveyron, en reconversion professionnelle pour le métier de marchande de bonheur, celle-ci voyageait contre couvre-feux et confinements à la recherche du Graal où prendre racine pour le restant de ses jours. Son boa de plumes noires fiché en toque de pasionaria sur la tête ravivait en fond de gorge ses vocalises d’ancienne cantatrice inconnue, démariée à un célèbre violoniste de Hambourg.

Reine de Rambouille offrit quant à elle un haïku porte-bonheur en quelques mots pur laine qu’elle illustra par une douce histoire d’amour véritable avec une brebis. De Remiremont, Secundino laissait apparaître ses peintures vives aux traits de bolide, et il conseilla Zeitoun Bloom pour l’organisation de sa première exposition. De sa nouvelle vie où il s’était mis à peindre, le spinalien révélait pour la première fois ses toiles à un public inconnu. Avant de tirer sa révérence, Taclapointe enfonçait le clou de son spectacle, annonçant des talents multiples: chant, piano, théâtre, peinture… Et Marie des Sources apparut aux Sélénites : la sculpture sur bois s’inspire des Hautes-Vosges natales de Françoise Schwellnus, qui participe en ce moment à une exposition virtuelle de la ville de Königsfeld avec ses gravures irradiantes.

Une flopée de vœux pour 2021 fut jetée par les Sélénites dans l’espace, comme origamis de grues déplaçant les montagnes et volée d’hirondelles pour devancer le printemps.

Hildegarde la Gaude et Amous

(à suivre) Les Sélénites en intégral sur mariepascale.fr et sur le blog des écrivains vosgiens, en résumé dans l’hebdo “l’Echo des Vosges”, rubrique Culture en pages Lorraine. Egalement en retransmission sur RGM, la radio associative romarimontaine du Gué Mozot.